Rassemblement des détenus dans la cour d’honneur le 30 mai 1944
Légende :
Témoignage de Marcel Letort.
Genre : Film
Type : Témoignage filmé
Producteur : réalisation HC Zenou / IFOREP
Source : © FMD, collection « Mémoire vivante de la déportation » Droits réservés
Détails techniques :
Extrait filmé. Durée : 00 :04 :05s.
Date document : Mars 1997
Lieu : France - Nouvelle-Aquitaine (Aquitaine) - Lot-et-Garonne - Villeneuve-sur-Lot
Analyse média
La Fondation pour la
mémoire de la Déportation a entrepris à partir de 1992 le recueil de
témoignages audiovisuels d'anciens déportés. La Fondation relayée par les fédérations, associations et amicales,
a distribué dans la France entière un questionnaire détaillé à remplir par
chaque déporté, volontaire pour témoigner. Au mois d'août 1993 près de 4 500
fiches étaient de retour. Une commission de la vidéothèque rassemblant à
côté de 4 historiens de l'Institut d'Histoire du Temps Présent (I.H.T.P), cinq
déportés dont trois connus pour leurs travaux sur la déportation (Serge
Choumoff, le général Rogerie et Maurice Cling), a arrêté définitivement le 13
juin 1996 les 116 noms des témoins retenus. Compte tenu du caractère modeste de ce nombre, un soin particulier a été
apporté dans le choix de la population enregistrée pour qu'elle soit autant que
faire se peut, représentative de la déportation dans toutes ses composantes. Celle liste comprend : 89 hommes et 27 femmes, 76 résistants, 21
résistantes, 11 juifs et 7 juives, 2 otages, 2 prisonniers de guerre, 2 «
politiques ». Les enregistrements sont effectués par la section audiovisuelle de l'IFOREP
(Institut de Formation, de Recherche et de Promotion), qui réalise
parallèlement le montage et le conducteur. Les conventions nécessaires avec le
témoin sont préalablement signées avec la Fondation. Les originaux sont déposés
au Centre historique des Archives nationales/Section du XXème siècle (« contrat
de dépôt »), la Fondation et le témoin en conservant une copie.
Chaque témoignage filmé est un récit de vie
personnel tourné en continuité, réalisé de la manière la plus simple et selon
le principe de la non-directivité, de manière à laisser au témoin la plus
grande liberté d'expression. Le témoin toujours filmé chez lui, dans son
cadre personnel, est prié avant l'entretien de ne rapporter que des faits qu'il
a vécus lui-même, les souvenirs qui lui sont propres. Il a en face de lui non
un historien ou un journaliste tenté de poser des questions pour obtenir les
réponses qu'il connaît, mais un bon professionnel de l'audiovisuel qui se doit
d'intervenir aussi peu que possible dans la conduite de l'entretien.
Le cadre est
chronologique. Il ne s'agit en aucun cas de faire une émission de télévision,
mais plutôt de recueillir des archives brutes enregistrées selon le temps
choisi par le témoin : en général six à huit heures sur deux ou trois jours de
tournage.
Le
témoignage de Marcel Letort est composé de sept parties réparties sur quatre
cassettes vidéo :
Cassette 1 :
1ère partie (la jeunesse, la guerre) ; 2ème partie (la
guerre (suite) - la Résistance - l'arrestation)
Cassette 2 :
3ème partie (Prison et jugement - la centrale d'Eysses) ;
4ème partie (la centrale d'Eysses (suite) - la fusillade du 19
février 1944 - Compiègne - Le convoi - Dachau)
Cassette 3 :
5ème partie (Le block 21 - le kommando d'Allach) ; 6ème partie (« la libération »)
Cassette 4 :
7ème partie (Retour à la vie - Bilan).
La durée totale de l'enregistrement vidéo est
d'environ 8 heures.
Il a été
enregistré à Compiègne en mars 1997.
Dans cet extrait de son témoignage, Marcel Letort évoque le rassemblement des détenus dans la cour d’honneur de la centrale d’Eysses le 31 mai 1944 sous les coups des SS, jusqu’au départ en camion vers une destination inconnue.
Retranscription :
« C’est au mois de mai, fin mai, que les Allemands sont arrivés et ont envahi les préaux pour nous conduire vers un lieu qu’à l’époque nous ignorions. Là, les Allemands n’y allaient pas de main morte, ils frappaient. Il fallait partir tout de suite et laisser tout sur place. Nous étions en sabots avec les habits de bure. Nous avons été obligés de retirer les ceintures, ceux qui avaient des bretelles de les enlever, et tout objet qui pouvait servir à se pendre. On avait sur le dos que la culotte, la chemise, la veste de bure et le calot sur la tête.
Nous avons été dirigés à grands coups de pied vers la sortie. N’étant pas très gros et ayant un pantalon large, mon pantalon tombait, j’essayais très souvent de le relever et j’ai reçu je ne sais combien de coups de pied dans le derrière car les SS étaient postés en file et ils donnaient des coups de pied à tout va lorsqu’on passait.
Et à la fin nous nous sommes retrouvés en une longue file dans la cour. Nous avions touché à la sortie un colis de la Croix Rouge que nous étions obligés de mettre sur la tête et surtout pas lâcher les mains. C’était très difficile car il fallait gonfler le ventre pour ne pas que la pantalon descende et furtivement remonter la culotte lorsqu’elle descendait.
De plus les SS circulaient dans les rangs avec des listes. Ces listes contenaient des noms qu’ils prononçaient plus ou moins bien, et ceux qui étaient appelés devaient sortir. Ils se rendaient non loin de là sur un parterre de fleurs où trônaient Schivo, sa femme, Latapie et Alexandre. Et là, les SS rouaient de coups les gars, aidés en cela par Alexandre et Latapie, et la femme Schivo intervenait aussi avec ses hauts talons donnant des coups. On ne savait pas ce qui pouvait être reproché à ces camarades. A un moment, j’ai vu être dirigé vers ce lieu de torture un Noir. J’ignorais qu’il y avait un Noir dans la centrale, et rien que le fait d’être noir il a été dirigé là-bas et torturé comme plusieurs des camarades.
Une partie, je crois que c’est le préau, est partie à pied de la Centrale. Ils avaient quitté la centrale lorsque nous sommes venus nous placer en file. On attendait l’embarquement, ça se faisait petit à petit. On avançait vers l’entrée et le bastonnage continuait tout le temps. Nous avions hâte que ce soit notre tour d’arriver à la porte.
Lorsque ça a été enfin notre tour –j’ai encore pris un coup de pied – il y avait devant nous un camion et nous sautions dedans. J’étais un des derniers à monter dans le camion lorsque deux SS sont montés et la ridelle du camion a été remontée. Le camion est parti, les bâches avaient été rabaissées et nous ne voyions pas la destination où nous allions. »
Auteur : Fabrice Bourrée
Sources : Renseignements communiqués par la FMD.
Contexte historique
Le 19 février 1944, Eysses est le théâtre d'une
ambitieuse tentative d'évasion collective. Après plusieurs heures de combat et
face aux menaces des autorités allemandes de bombarder la centrale,
l'état-major du bataillon d'Eysses décide de déposer les armes le 20 février à
5 heures.
Se trouvant à Vichy,
Joseph Darnand, Secrétaire général au maintien de
l'ordre, est
avertis dans la nuit de cette situation exceptionnelle. Il se rend d'urgence à Eysses, où il arrive dans
l'après-midi du 20 février. Il dirige alors en personne la répression, donnant l'ordre de renforcer la garde extérieure et
d'introduire des forces de police dans la centrale, ce
afin d'organiser une fouille générale des locaux et des détenus. Il repart pour
Vichy le lundi 21 février dans la matinée, après avoir exigé « cinquante
têtes ». L'enquête menée par les brigades mobiles de Limoges et de
Toulouse permet de désigner les prétendus meneurs de
la mutinerie. Les détenus sont tous rassemblés dans les préaux, ceux qui sont
désignés sont mis à l'écart et conduits au quartier cellulaire.
Seize personnes sont
immédiatement mises en cause - « comme meneurs actifs et armés de la
mutinerie » :
Auzias Henri, avec neuf témoins à charge,
dont trois l'ayant vu porteur d'un revolver, les autres « donner des
ordres et parlementer au téléphone »
Stern Joseph, vu armé d'une mitraillette
par quatre surveillants
Bernard François, mis en cause,
en tant que « chef à qui les autres détenus demandaient des
instructions » par le directeur et son garde du corps, et en tant que
blessé
Chauvet Jean et Brun Roger mis
en cause par le premier surveillant Dupin, qui affirme les avoir vus participer
à la mutinerie avec une arme
Sero Jaime, Marqui Alexandre,
Sarvisse Félicien et Serveto Bertran, tous les quatre blessés, le dernier par
une grenade. Parmi eux, seul Serveto reconnaît avoir transporté des matelas
pour attaquer le mirador, les autres nient toute participation active.
Vigne Jean, Guiral Louis et
Pelouze Gabriel, tous trois mis en cause par le détenu L., Vigne et
Pelouze : pour avoir commandé l'attaque du mirador, le dernier donnant des
ordres et
Guiral pour avoir défoncé le plafond de la lingerie et jeté des grenades sur le
mirador
Canet jean, légèrement blessé
au bras
Fieschi Pascal, accusé par le
surveillant-chef d'avoir agressé le directeur
Brinetti Henri, accusé par le
surveillant-chef d'être l'agresseur de l'inspecteur et, par un surveillant, de
l'avoir menacé d'un revolver.
Seuls deux des principaux
responsables, Auzias et Bernard, sont donc mis en cause. Le seul détenu
« dénonciateur », est un blessé : L. Lucien, qui, sans doute dans
l'espoir de voir sa vie épargnée, se déclare immédiatement disposé à raconter tout ce qu'il
sait sur les événements du 19 février. Parmi les mille deux cents détenus
interrogés, c'est le seul qui parlera, et ses déclarations seront lourdes de conséquences...
Le mercredi 23 février, à
quatre heures du matin, la cour martiale se réunit pour l'examen de quatorze
procès-verbaux, parmi les seize initialement choisis. Deux détenus échappent
donc de justesse à la cour martiale : le dénonciateur en contrepartie de
ses révélations et Brinetti, mis hors de cause par l'inspecteur qui ne
reconnaît pas en lui l'homme désigné comme son agresseur. Notons que Pascal
Fieschi, accusé d'avoir capturé le directeur, est lui amené à comparaître
car il a été formellement reconnu par ce dernier comme étant son assaillant. Les
témoignages recueillis auprès du personnel sont donc déterminants.
Les procès-verbaux sont remis à
la cour martiale qui délibère à huis clos. Douze détenus sur quatorze sont
condamnés à mort, les deux autres, Fieschi et Canet devant être présentés
devant le procureur de la République afin
d'être poursuivis par la section spéciale
de la cour d'appel. A dix heures, le président de la cour martiale, assisté de
deux juges, a déjà lu la sentence aux condamnés, qui sont passés par les armes
à onze heures. Six heures au plus se sont donc écoulées entre la remise des
procès-verbaux à la cour martiale (une quarantaine avec ceux des accusateurs)
et l'exécution de la sentence, sans aucune défense ni plaidoirie.
Outre les deux
« rescapés » de la cour martiale, Canet et Fieschi, dix-neuf autres
dossiers doivent être soumis à la section spéciale. Les détenus visés sont
tous suspectés, soit d'avoir participé activement à la mutinerie (sept
détenus), soit d'avoir joué un rôle dans l'organisation clandestine des
prisonniers (douze détenus). Au total, vingt et un dossiers sont renvoyés
devant la section spéciale d'Agen ; ces
hommes sont envoyés au quartier cellulaire
avec une trentaine d'autres détenus contre lesquels aucune charge particulière
n'est retenue, mais qui ont été mis de côté lors de la sélection du 20 février,
soit en raison de leur insubordination, soit après avoir été désignés par le personnel. Le quartier
cellulaire devient alors pour les détenus et la Résistance extérieure le
« quartier des otages ». Trente six détenus du quartier cellulaire
seront transférés vers la prison de Blois le 18 mai avant de rejoindre
Compiègne pour être déportés. Les autres sont livrés aux autorités allemandes
le 30 mai 1944.
D'après l'ouvrage de Corinne Jaladieu, La prison politique sous Vichy. L'exemple des centrales d'Eysses et de Rennes, L'Harmattan, 2007.