Les tondues de Chatou
Légende :
Scènes de tontes de femmes à Chatou (Seine-et-Oise, Yvelines) le 29 août 1944.
Genre : Film
Type : FIlm
Source : © National Archives and Records Administration, Washington Libre de droits
Détails techniques :
Film américain noir-et-blanc
Durée : 3 minutes
Date document : 29 août 1944
Lieu : France - Ile-de-France - Yvelines - Chatou
Analyse média
Le 29 août 1944, sur le perron du château, à Chatou, près d'une vingtaine de femmes accusées de collaboration avec les Allemands furent tondues. Sur ces images, filmées par un opérateur de l'armée américaine, on peut voir l'arrivée de femmes sur les lieux, leur jugement, le châtiment, et pour finir le défilé dans les rues de la ville. Le montage, sans respecter l'ordre dans lequel se déroulaient ces tontes, montre ainsi plusieurs moments de l'exécution de la peine. L'on ne sait rien, en revanche, sur les circonstances de leur arrestation. Mais qu'elles aient été amenées par des voisins ou arrêtées par des groupes de résistants, elles avaient été en fait repérées depuis longtemps. Loin d'être spontanées, les tontes étaient attendues, autant par leurs auteurs que par celles qui en furent les victimes. Bien souvent, des listes alimentées par l'observation des comportements pendant l'Occupation circulaient. La rumeur rapportait, parfois en les amplifiant, des attitudes et des actes qualifiés de collaboration.
Après avoir été amenées au pied du Château, les femmes accusées de collaboration sont présentées une par une devant un tribunal improvisé. À mi-hauteur entre le terre-plein et le perron où est exécutée la tonte, quatre hommes sont assis derrière une table, avec, au milieu, un des chefs de la Résistance locale, membre du Comité de la Libération. Debout, d'autres hommes et deux femmes, les entourent. On peut sur presque tous distinguer un brassard, symbole d'autorité. Une femme vêtue d'un tailleur blanc se défend, répond aux doigts accusateurs qui à deux reprises se pointent vers elle. L'une des femmes au brassard acquiesce. De quoi est-elle accusée ? nous l'ignorons. Néanmoins, il faut rappeler que contrairement aux idées reçues, toutes les femmes tondues ne le furent pas pour avoir eu des relations sexuelles avec un soldat allemand. La moitié d'entre elles était en fait punie pour avoir collaboré comme les hommes, en tant que membres d'organisations collaborationnistes, ou travailleuses pour les Allemands, dénonciatrices, germanophiles et pro-nazies. Ici la décision est prise en public après un bref interrogatoire, mais à huis clos ou en publiques les tontes furent bien souvent plus organisées qu'il n'y paraît, même si la pression du voisinage joua un rôle incontestable. Parmi la longue file de femmes quelques-unes semblent avoir échappé à la condamnation. Par contre, une fois la décision prise, la femme condamnée à être tondue doit monter les dernières marches jusqu'au perron. Là un homme exécute la sentence en lui coupant d'abord les cheveux puis en rasant le crâne à la tondeuse. Ici il porte un brassard, ailleurs cela pouvait aussi être le coiffeur de la localité réquisitionné pour les nécessités de l'instant. C'est bien une violence sexuée qui s'exerce en ces heures. Elle ne s'applique qu'à l'encontre de femmes (à de rares exceptions) parce qu'elles sont des femmes et non pour une collaboration sexuelle. De plus la tonte ne présage en rien de leur sort. Elles peuvent ensuite être relâchées, internées, déférées devant les tribunaux, voir exécutées (ce n'est pas le cas à Chatou). La tonte est un châtiment supplémentaire appliqué aux seules femmes. La chevelure est un symbole de l'appartenance sexuelle également attribut de la séduction. À travers les âges et dans de nombreuses sociétés humaines la coupe des cheveux est un châtiment de l'adultère. Elle prend à la Libération également une dimension de prophylaxie symbolique. Il faut purifier le pays comme le dit aussi le mot épuration. Ainsi le corps des femmes devient une métaphore du territoire national qu'il s'agit de nettoyer de la souillure laissée par l'occupant.
Une fois les cheveux tombés au sol, vient le temps du défilé. Un camion avec l'inscription "POULES À BOCHES" transporte une dizaine de femmes à travers les rues de la ville. Quels que furent les motifs réels de leurs condamnations elles étaient toutes assimilées à des prostituées. Dans le même moment, les prostituées "encartées" étaient quand à elles souvent épargnées, car on considérait qu'elles n'avaient fait qu'exercer leur métier. Le défilé était un moyen pour l'ensemble de la communauté de se réapproprier les lieux. Il en était de même du Château, bâtiment emblématique de la ville, mais surtout endroit où quelques jours auparavant les Allemands avaient fusillé vingt-sept résistants. La population dans toutes ses composantes accompagne alors le cortège. Hommes, femmes et enfants sont massivement présents le long du parcours. Ils rient, applaudissent ou invectivent et si le premier cercle est exclusivement masculin, le châtiment est indirectement infligé par toute la communauté. Il y avait en ces journées d'août 1944 une atmosphère mêlée de joie, de soulagement et de colère qui explique le quasi consensus envers cette pratique. La gêne, les regrets sont venus plus tard. En décembre 1944 par exemple, Paul Eluard, figure emblématique de la Résistance littéraire, publia son recueil Au rendez-vous allemand dans lequel le poème "Comprenne qui voudra" le démarque clairement de cette pratique.
Chatou ne se distingue pas des autres communes de France. Près de 20.000 femmes ont été tondues sur l'ensemble du territoire national. Si l'on rapporte ce nombre à la population des départements de la Seine, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, prés de 3.300 femmes auraient été ainsi châtiées en région parisienne. Cet événement répété dans tous le pays a été vécu par des millions de Françaises et de Français de tous âges et de toutes conditions. Il fut une manifestation de la reconstruction d'une identité nationale mise à mal par la défaite et l'Occupation. Après quatre années d'humiliation, de faillite d'un masculin incapable d'avoir défendu ses fils et ses compagnes en mai-juin 1940, la reconstruction nationale s'appuya sur un patriotisme et une fierté retrouvée. Alors que les femmes avaient depuis l'ordonnance du 21 avril 1944 le droit de vote, c'est-à-dire l'accès à la citoyenneté politique, les tontes furent une manière de leur rappeler qu'elles n'en étaient pas pour autant maîtresses de leur corps. Dans le long cheminement vers une émancipation féminine, la Libération est un moment ambivalent. Il y fut proclamée l'égalité politique des hommes et des femmes en même temps que mise en scène la domination du corps ces dernières.
Fabrice Virgili, "Les tondues de Chatou", in DVD-ROM La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004.
Contexte historique
Le 14 septembre 1944, Roger Léonard, Préfet de Seine-et-Oise, écrit dans un rapport adressé au Ministre de l'Intérieur : " sauf en des cas fort rares et très isolés, aucun désordre sérieux n'a marqué la libération du département. Malgré le juste ressentiment de la population contre les agissements de certains individus traîtres à leur patrie, il n'y a eu que de très rares exemples d'exécutions sommaires. Si des arrestations très nombreuses ont été opérées et se poursuivent encore, elles ont été presque partout opérées sans inutiles violences".
Les exécutions sommaires relevées entre le mois de juillet 1943 et le 6 juin 1944 sont au nombre de 28.
Entre cette date et la Libération, on en dénombre 17.
Après la Libération, jusqu'à la fin d'octobre 1944, on relève 27 exécutions sommaires, auxquelles il faut tout de même ajouter 20 cas douteux.
Cela nous amène à un total de 92 exécutions sommaires pour ce département.
A ces exécution sommaires, viennent s'ajouter certaines exactions comme la tonte des femmes soupçonnées de collaboration. Ces mesures visent aussi bien des prostituées que des femmes ayant eu simplement des liaisons sentimentales avec des soldats allemands, ou encore des femmes ayant collaboré ou dénoncé des résistants. Les scènes de tonte eurent souvent pour conséquence de faire baisser la tension au plan local et de limiter les effusions de sang. La plupart du temps, ces tontes étaient spontanées et improvisées mais il est arrivé que dans certaines villes des tribunaux populaires se mettent en place comme ce fut le cas à Chatou. De nombreuses villes de Seine-et-Oise ont connu ces exactions et de nombreuses photographies en portent le témoignage.
Fabrice Bourrée, "L'épuration extra-judiciaire en Seine-et-Oise", in DVD-ROM La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004.