Poésie 42
Légende :
Revue de poésie trimestrielle créée par Pierre Seghers
Genre : Image
Type : Brochure
Producteur : Audin imprimeur, Lyon
Source : © Médiathèque de Montélimar, service Patrimoine, fonds Alain Borne Droits réservés
Détails techniques :
Revue bimestrielle de décembre 1941 - janvier 1942, provenant de la bibliothèque du poète Alain Borne, 106 pages, 10,5 cm x 18 cm, don de madame Bret
Date document : décembre 1941 - janvier 1942
Lieu : France
Analyse média
Ce n° 1 de Poésie « 42 » est l’un des numéros d’une revue bimestrielle de poésie dirigée par Pierre Seghers (demeurant depuis 1940 à Villeneuve-lès-Avignon, Gard).
Elle fait suite à la revue « Poètes Casqués » (PC 40), fondée aux Armées, qui paraissait six fois dans l’année, et à laquelle contribuait un groupe de poètes, installés en zone Sud, dont Alain Borne et Pierre Seghers. Lorsque Seghers décide d’éditer Poésie 40 (puis 41, 42…), il propose entre autres à Borne et à Aragon de participer au comité de rédaction – l’un résidant à Montélimar, l’autre passant une partie de sa vie de résistant clandestin dans la Drôme, près de Dieulefit d’abord puis, du 1er janvier au 30 juin 1943 chez René Tavernier à Lyon, et enfin, à Saint-Donat. Il est vraisemblable que les deux hommes se rencontrent vers la mi-juillet 1940 chez l’éditeur.
En page 2 du livret, le sommaire : on remarque, dans la rubrique Actualité d’Arthur Rimbaud, parmi les neuf noms qui y signent une contribution de poètes et d’écrivains, ceux de Pierre Emmanuel, Paul Fort, Alain Borne…, dans Quelques notes, celui d’Aragon, dans une partie Henri Matisse, quelques dessins inédits du peintre, et une présentation par Blaise d’Ambérieux (Aragon), etc. ; en fin de revue, une place est réservée aux Poètes prisonniers et une autre aux Signaux et Courriers.
La tonalité du chant patriotique est la dominante politique rebelle du recueil. Mais elle s’oppose frontalement à la ligne de collaboration du gouvernement de Vichy avec l’Allemagne. Le cri national des poètes peut être relevé assez fréquemment ; il est cependant camouflé au point d’être pour nous repérable seulement à la condition de faire l’effort de nous rapprocher de l’esprit de l’époque empreint de méfiance. Ainsi Alain Borne – dans une page en prose – appelle-t-il à se dresser contre toutes les volontés officielles de rabaisser les œuvres de littérature française reconnue :
« Rimbaud demeure notre frère aîné […], l’initiateur authentique de cette poésie directe et nue que nous ne laisserons pas prescrire malgré les vents mauvais de facilité et les offensives d’avilissement. » Poésie “42”, numéro 1, p 13.
Le poème Pour un chant… [national, le mot n’apparaît pas en 1942, par prudence], présenté sur quatre pages, est l’occasion pour Aragon d’honorer un jeune poète – son ami Alain Borne – et de s’incliner devant la beauté et la force de Neige, ses vers publiés dans Poésie 41, (1 an plus tôt) :
« Alain vous que tient en haleine
Neige qu’on voit en plein mois d’août
[…] Vous me faîtes penser à ce poète qui s’appelait
Bertrand de Born presque comme vous », écrit-il (p. 19).
Mais, davantage, le poème permet à son auteur d’établir un pont dans le temps entre Bertrand de Born et Alain Borne, entre la France écartelée du XIIe siècle et celle partie envahie partie en tutelle partie annexée (Alsace-Lorraine), de 1940, entre les volontés de résistance des deux époques :
« Mais pourtant lorsque vint la grêle
On entendit chanter Bertrand
Le péril était différent
Ou si c’étaient des sauterelles
France n’est pas une marelle
Où pousser du ciel à l’enfer mon peuple et mon cœur comme des cailloux faits à d’autres torrents »
(Poésie “42”, p. 20).
Puis vient cet appel poignant, au peuple certes, mais singulièrement aux écrivains contemporains :
« Il faut une langue à la terre
Des lèvres aux murs aux pavés
Parlez parlez vous qui savez
Spécialistes du mystère
Le sang refuse de se taire
Que le long chapelet de France égrène enfin ses terribles paters ses terribles aves »
(Poésie “42”, p. 20).
Cultivant l’ambiguïté, Aragon n’en précise pas moins son choix, la France qui refuse de se taire ! Et de préciser dans une note d’allure anodine, en fin de poème, quelques points chronologiques et les mots qui sous-entendent un véritable acte d’accusation à l’égard de l’envahisseur : « Il semble que ce poème, dont l’auteur était d’évidence contemporain des Grandes Invasions, ait été écrit en l’an 41 ». Pour un chant apparaît comme l’une des pièces maîtresses du recueil.
Nous retrouvons Alain Borne à la p. 104 de Poésie “42” : la revue consacre une page complète aux mérites de Confluences Revue de la Renaissance Française (Publiée à Lyon ; Directeur R. Tavernier) qui « présente des Essais, Poèmes, Œuvres dramatiques, Chroniques, Nouvelles, Romans,…. ». Le poète est cité parmi les 14 « Collaborateurs ». C’est précisément dans Confluences que l’on découvre, sans doute à la fin 1942, les vers puissants de Contre-feu. Borne y fustige l’Armistice, s’élève contre la paix qui s’avère être une tromperie des plus sales, contre la collaboration ; il montre du doigt ceux qui plient l’échine devant les tenants de « la France allemande ». Il dit son horreur devant des conquérants porteurs d’incendie et de mort :
« O Paix de boue […]
Hommes, je vous vois courbés sous le joug de la paix
[…]
… les passants séduits
Qui ont brûlé les livres de ses mots
Ont vu venir des chars de conquêtes
Et sont morts sous leurs roues.
[…]
J’ai vu l’horizon se draper de poussière.
J’ai vu la guerre camper au bord de la plaine
Puis elle a couru sur ses chevaux de flammes
Nue et dure aux poitrines des hommes. »
Au sein de cette activité bouillonnante (nous relevons les noms de Georges Duhamel, Paul Eluard, Pierre Emmanuel, Paul Fort, Pierre Jean Jouve, Loÿs Masson, Matisse, Louis Parot, Ponge, Elsa Triolet…), Pierre Seghers, René Tavernier, Aragon sont les moteurs, Borne étant un maillon précieux de la chaîne.
Poésie “42”, la poésie en général, écrit notamment Aragon, est « une arme pour réaffirmer l’esprit français… sous l’oppression ». Mais on ne peut la pratiquer d’une manière ouverte, d’où cette « poésie de contrebande » dont il ouvre la voie.
Cette revue est demeurée parmi les livres personnels du poète, à Montélimar, jusqu’à sa mort accidentelle en 1962. Sa bibliothèque a été ensuite répartie entre ses amis. Poésie “42” numéro 1 est devenue, ainsi que d’autres ouvrages, la propriété de Jacques Bret, son fidèle ami de jeunesse. En 1995, la veuve de J. Bret a déposé les archives d’Alain Borne en sa possession, dont cette revue, à la Médiathèque de Montélimar. Complété par d’autres dons du réseau d’intimes et de connaissances du poète, l’ensemble a été archivé sous la rubrique "Fonds Alain Borne" : il comprend notamment 1 474 correspondances et 300 volumes dont toutes les éditions originales des recueils de Borne.
Auteurs : Michel Seyve
Sources : Poésie “42”, numéro 1, Médiathèque de Montélimar, Service Patrimoine, Fonds Alain Borne.
Contexte historique
Au moment de leur rencontre en 1940 pour collaborer avec Seghers à la revue de poésie qu'il lance, le parcours des deux poètes, Alain Borne et Aragon, est bien différent.
Alain Borne est un jeune avocat de 25 ans. Il a publié ses premiers vers depuis peu et n’est pas connu en France. Dans la région, c’est différent : il est en somme l’exemple, pour ceux qui aiment la poésie et tentent de s’y essayer.
Par contre, Aragon, à 42 ans, s’est affirmé dans le courant surréaliste ; il est connu pour ses nombreuses publications ainsi que pour son engagement communiste. Lors de sa démobilisation le 31 juillet 1940, il subit, dans le monde des intellectuels, le contrecoup de la signature du pacte germano-soviétique (23 août 1939), de l’interdiction du Parti communiste (26 septembre 1939) et par suite, la suspicion de certains d’entre eux. Pourtant, il n’est pas si seul qu’on le dit parfois : il est en contact avec Seghers pour la première fois en septembre 1940 à Carcassonne et reconstitue, avec lui notamment, en deux ou trois mois, un réseau appréciable. L’éditeur est en rapport en effet, autour du poète Joë Bousquet, avec Gaston Gallimard, Jean Paulhan, Julien Benda, Georges Sadoul et bien sûr Aragon et Elsa…
Alain Borne et Aragon se retrouvent pourtant, après la défaite, à l’époque de la collaboration, sur des terrains essentiels : la poésie naturellement, puis le refus commun de vivre dans un pays opprimé et privé d’une littérature libre ; interviennent aussi les connivences de l’amitié.
Aragon découvre Neige et 20 poèmes signés d’Alain Borne, et publiés par Seghers en juin 1941. De là, part une liaison profonde et longue, dont la première manifestation publique est révélée dans la publication du poème au grand retentissement Pour un chant… (national) déjà évoqué. Signe de reconnaissance à un jeune poète de talent, mais aussi étendard dressé de la littérature française ancienne et moderne, menacée.
Entre ces poètes engagés en résistance, le débat est vif : beaucoup demandent à Borne des vers plus combattants. Aragon, [dans les lettres conservées au fonds Borne (Service Patrimoine)], tente de stimuler son ami, souhaitant qu’on ne le voie pas « trop plier l’épaule ». Seghers lui écrit souvent dans le même sens ; 106 lettres sont archivées, chargées d’affection et d’exhortations.
La revue s’adresse parfois personnellement aux écrivains de zone Sud, par la plume d’Aragon par exemple, dans Pour un chant (national) :
« Pas un brin d’herbe un souffle à perdre une minute il faut donner l’ut de poitrine à ton pays. » Seghers commentera ce mot plus tard : « tout l’art poétique de la Résistance est ici exprimé. »
Le rayonnement de la revue Poésie “42” conduit Tavernier à animer Confluences à Lyon, dans la perspective d’ouvrir la voie à une poésie authentiquement nationale ; 64 courriers de Tavernier nous sont parvenus (fonds Borne). Un jour, il invite Borne à participer au conseil de la revue : un autre jour, il annonce « son projet d’aller… à Dieulefit via Montélimar » et de rendre visite à Emmanuel (réfugié à Dieulefit). 12 personnes fêtent l’anniversaire de Confluences à la mi-42, dont Tavernier, Borne, Lorris, Anglès…
Confluences « suspendue pour deux mois… à la suite d’un poème d’Aragon », poursuit sa route, bien que l’invasion de la zone sud le 11 novembre 1942, complique la situation. C’est le moment où Aragon et Elsa quittent Nice pour se réfugier à Comps, à proximité de Dieulefit. Ils entrent alors effectivement en clandestinité.
Seghers se souvient d’avoir eu à rencontrer tous les quinze jours Alain Borne à Valence en 1943. L’activité intense des auteurs participant aux revues se poursuit : achat de livres, appel pour des articles, recherche de nouveaux collaborateurs en élargissant l’éventail résistant, aides pécuniaires aux publications, obtention de dépôts, livraison de papier par Hely de Montélimar, esquive de la censure, rencontres à Lyon, Grenoble, Avignon, Paris… D’autres revues publiaient les textes de ces écrivains : Fontaine, créée par Max-Pol Foucher à Alger, Les Cahiers du Rhône créée par Albert Béghin à Genève, etc. Borne tient une place-clé due à sa situation géographique entre Lyon, Avignon et Dieulefit ; il est apprécié, malgré son état assez fréquemment dépressif.
Les revues se veulent subversives. La poésie ne peut ignorer « les conditions du monde » et doit combattre « pour réaffirmer l’esprit français » étouffé par l’occupant, rappelle Aragon. Pour résister au musellement de l’écriture et de l’édition, on s’emploie, en zone Sud en particulier, à diversifier les expressions, à rechercher la participation de lettrés catholiques – c’est la nouveauté en 1944.
Dans cette toile de la Résistance littéraire, Borne s’inscrit tout à fait dans la recherche politique d’Aragon et contribue à charpenter une tendance de la nouvelle poésie, sensible à la veine catholique et mystique des jeunes écrivains français. Ses échanges de correspondances avec le prêtre Jean Cussat-Blanc sont un bon témoignage à ce sujet.
Poésie “42”, numéro 1 prépare le lancement de la politique d’union nationale, aboutissant en 1943 à la création du CNÉ (Comité national des écrivains, la principale instance de la Résistance littéraire) dans lequel Borne figure – partie prenante du tiers jeune du Comité à titre de « nouvel entrant ».
Ce recueil apparaît ainsi comme l’un des outils singuliers qui permet à Aragon de jouer le rôle éminent de « grand ordonnateur du renouveau poétique » de l’époque, de « sorte de Zorro de la poésie opprimée », selon les termes enthousiastes de Gisèle Sapiro.
Auteurs : Michel Seyve
Sources : Poésie “42” numéro 1 ; Confluences ; Les annales (Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet) n° 6 2004 : Louis Aragon et Elsa Triolet en Résistance Rencontres de Romans 12-13-14 novembre 2004 ; La guerre des écrivains 1940 – 1953, Gisèle Sapiro, éd. Fayard, 1999 ; La Résistance et ses poètes, Pierre Seghers.