Rencontre entre un officier de l\'US Army et le capitaine Pons
Légende :
Gouache d’Albert Fié évoquant la première rencontre entre un officier de l'US Army et le capitaine Pons d’une compagnie résistante, le 19 août 1944.
Genre : Image
Type : Dessin
Producteur : Réalisation Albert Fié
Source : © AERD, fonds Albert Fié Droits réservés
Détails techniques :
Gouache sur papier dessin, 13 x 20 cm.
Date document : 2002
Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Crest
Analyse média
Le débarquement de Provence a eu lieu le 15 août 1944. Très rapidement, l'US Army s'enfonce en territoire français. La jonction avec la Résistance drômoise s'opère dans la vallée de la Drôme, en particulier à Crest. Le 19 août 1944, les capitaines John L. Wood et William E. Nugent, du 117e régiment de cavalerie de la task force Butler, reconnaissent sans encombre la route nationale 93. Vers 7 heures, ils arrivent à Crest et entrent en contact avec Paul Pons.
La gouache d'Albert Fié reconstitue parfaitement la scène de la rencontre. L'officier de l'US Army salue réglementairement Paul Pons. Il porte un uniforme kaki composé d'un battle dress (blouson de combat) très fonctionnel. Il est armé d'un pistolet porté à la ceinture. Il semblerait que, dans la réalité, il devait porter un casque ou du moins ce casque devrait se trouver sur la jeep. L'autre officier entoure de son bras droit l'épaule d'Albert Fié. On distingue parfaitement son uniforme : blouson de combat, pantalon et chaussures du type Rangers. Il porte également un pistolet à la ceinture. La tenue des deux officiers contraste avec celle des résistants. Paul Pons arbore une veste et une casquette de marin.
Albert Fié porte une veste d'aviateur français, des culottes de cheval allemandes serrées dans des bandes molletières, «uniforme» caractéristique de l'habillement disparate des résistants. Ses camarades sont vêtus d'habits civils dépareillés. Le seul «uniforme» est le brassard tricolore porté au bras.
Albert Fié a été marqué, comme beaucoup de personnes, par l'engin qu'il a dessiné au premier plan : la jeep. Sur ce véhicule, le résistant, cigarette aux lèvres, jette un regard étonné et admiratif. L'accueil des deux officiers alliés est teinté d'enthousiasme mais aussi d'un certain étonnement.
Auteurs : Alain Coustaury
Contexte historique
La gouache d' Albert Fié, réalisée 58 ans après l'événement, permet d'appréhender les perceptions que des résistants ont eues de l'arrivée des soldats de l'US Army. Elles n'ont pas toujours été exprimées par des écrits. Elles ont été ressenties plus ou moins profondément. Malgré le temps qui passe, elles perdurent et constituent une mémoire qui s'exprime dans diverses circonstances.
Le véhicule qui transporte les deux officiers fascine Paul Pons : «Une poignée d'hommes entouraient un engin bicéphale décapotable, mi-militaire, mi-civil équipé d'une mitrailleuse, qui semblait sortir tout droit de l'imagination d'un dessinateur futuriste. Nous faisions connaissance avec notre première Jeep. Deux hommes dans un uniforme plus sportif que militaire, en blouson, apparemment sans distinction de grade si ce n'est des insignes en métal or au col de leur chemise, s'avancent en nous tendant la main». La description de la jeep est symptomatique de l'émerveillement des résistants devant un engin qui va devenir légendaire. Surprise aussi de voir que le grade des officiers soit très discret, alors qu'il est largement arboré sur les uniformes français.
Au-delà de ces observations sur des éléments matériels, il est intéressant de préciser les sentiments éprouvés par les Résistants sur l'action et le comportement des soldats de l'US Army.
Jean-Pierre de Lassus Saint-Geniès, chef des FFI (Forces françaises de l'intérieur) de la Drôme, exprime une certaine crainte. «Le 19 août, je vis arriver vers onze heures du matin directement à mon PC, la première jeep américaine, conduite par des officiers de liaison français de l'extrême pointe de la brigade motorisée du général Butler qui arrivait de Gap par le col de Grimone et route de Die. Nous les reçûmes avec joie, mais, je ne le cache pas, un certain sentiment d'amertume me faisait comprendre aussi que le beau rôle des FFI était terminé. La guerre, pour nous, allait changer de forme. Néanmoins, nous avions encore des services à rendre».
C'est un civil, un philosophe, Emmanuel Mounier, qui a finement analysé les rapports ambigus entre la Résistance et les soldats libérateurs. À Dieulefit, le 29 août 1944, dans son journal, il note :
«Riches et pauvres renaissent de toutes parts. Depuis l'arrivée des troupes américaines, il y aussi une tension latente entre elles et les FFI. Ce n'est pas que dans l'ensemble elles montrent aucune insolence. Leur admiration est grande au contraire pour cette armée en guenilles, surgie du sol, faisant tant avec si peu de moyens. Mais ils ne peuvent pas ne pas être ce qu'ils sont, une armée riche, magnifiquement équipée, armée, éclaboussante de puissance aisée. Il leur est facile de remporter des victoires spectaculaires avec un tel instrument, des victoires que nos vieux FFI aimeraient bien remporter, parce qu'elles s'appellent Normandie, Loire, Rhône, Dauphiné. Ceux qui depuis deux ou trois ans tiennent le Maquis, traqués, mal nourris, rageant de ne pas recevoir assez d'armes de ceux qui aujourd'hui en montrent tant, qui se battent encore, comme l'autre jour à la Bégude avec une mitraillette pour dix hommes contre un adversaire quatre ou cinq fois supérieur en nombre, ne peuvent retenir une amertume envers cette armée de luxe, ces victoires de luxe qui leur volent les gloires éclatantes».
Cet extrait est capital pour percevoir les sentiments des uns pour les autres. Il résume ce qu'il y a d'ambigu dans les rapports quotidiens entre Alliés et résistants. Les événements d'après-guerre gommeront, dans le cadre de la Guerre froide, pour des raisons politiques, ce malaise. Dans la mémoire, on ne retient que l'accord parfait entre alliés états-uniens et résistants. L'ambiguïté des rapports est aggravée par le fait que les buts de guerre sont différents. «Et puis leurs points de vue sont différents. Ils sont du pays. Ils tiennent à cette ville, à ce village, se feront tuer au besoin en vain pour que l'Allemand n'y entre pas ; son retour, ils savent combien ce serait de maisons pillées ou brûlées, les leurs, de gens qu'ils connaissent passés par les armes. Le Général de Boston ou de San Francisco, lui, n'a pas à Romans ou à Crest de frères, de sœurs ou de camarades de café. Il a deux consignes : aller le plus vite possible en économisant le plus d'hommes possible». Emmanuel Mounier rapporte la tactique que décrivent très souvent les résistants qui accompagnent l'US Army lors de la bataille de Montélimar. Ils refusent que l'artillerie lourde bombarde La Bégude-de-Mazenc pour neutraliser un simple groupe allemand. Ils s'en emparent après une attaque rondement menée. Ils sont félicités pour cette action par le commandement allié, surpris par cette tactique. «Il sait que chaque jour lui apporte un flot de tanks. Si les Allemands acculés veulent reprendre Romans aujourd'hui, il leur laissera Romans (qu'il cherche sur la carte, nom étranger, vide, aveugle), que demain ou dans deux jours cinquante tanks, sans perdre un homme lui assureront à nouveau. Mais le gars de la Drôme rage pendant quarante-huit heures, pensant à la manière dont il se serait accroché».
Même approche surprenante de la guerre : «Quant à la guerre, ils semblent la faire ici avec quelque détachement, comme un travail lointain et nécessaire commandé par l'ingénieur en chef : Notre ennemi, me dit l'un, notre Allemagne, c'est le Japon». Tout est dit sur les différentes façons d'appréhender les combats. Emmanuel Mounier définit ce qu'il pense être la tactique de l'US Army. Tout cet extrait remet en cause la perception traditionnelle de l'action des États-Unis d'Amérique. Selon lui, ils ne sont pas venus pour nous libérer, nous Français, pour nous remercier de l'aide apportée par La Fayette ! Ils sont entrés en guerre par obligation et pour défendre leurs intérêts. Cette politique peut se justifier. C'est la propagande qui a développé d'autres thèmes pendant et après la guerre. Le témoignage, sur le terrain, au niveau des simples soldats laisse bien apparaître cet aspect du conflit. Il est d'autant plus intéressant qu'il est rarement explicité, même s'il est parfois confusément ressenti.
Riche d'informations, la gouache d'Albert Fié permet d'évoquer différents aspects des relations entre la Résistance et les Alliés libérateurs.
Auteurs : Alain Coustaury
Sources : Fié Albert, Mémoire d\'un vieil homme, manuscrit ; de Lassus Saint-Geniès Jean-Pierre, Combats pour le Vercors et la liberté, 1984 2e édition, Édition Peuple libre, 189 pages ; Mounier Emmanuel, Journal de Dieulefit, décembre 1955, Bulletin des amis d\'Emmanuel Mounier ; Pons Paul, De la Résistance à la Libération, 1962, Imprimerie Passas et Deloche Valence-sur-Rhône