Dépôt d’une gerbe au Monument de l’Insurgé à Crest
Légende :
Monument, symbole des luttes pour la liberté.
Genre : Image
Type : Dessin
Producteur : Dessin Albert Fié
Source : © Collection Albert Fié Droits réservés
Détails techniques :
Gouache, dimension 21 x 30 cm environ.
Date document : 2006
Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Crest
Analyse média
Albert Fié, ancien résistant de Crest, est l’auteur de 150 gouaches ou dessins réalisés après la guerre évoquant notamment la vie et les combats de la compagnie Pons dont-il fait partie.
Sur celle-ci, on y voit des Crestois déposant clandestinement, le 14 juillet 1942, une gerbe au monument de l’Insurgé, symbole des luttes pour la liberté : le monument à l’Insurgé, érigé en 1910, évoque l’insurrection de décembre 1851, contre le coup d’État de Louis Napoléon, particulièrement importante autour de Crest où trois vagues insurrectionnelles se heurtèrent aux forces de l’ordre.
Cette gouache illustre un épisode de Résistance symbolique. Une façon de répondre à la question : comment entre-t-on en Résistance ?
Auteurs : Robert Serre
Contexte historique
Nous reproduisons, ci-après, un texte écrit par Albert Fié et auteur de cette gouache. Il nous plonge ici dans l’atmosphère du café où des amis se réunissaient chaque soir pour jouer aux cartes et discuter de la situation :
« Combien d'organisations de la Résistance sont nées autour d'une table de bistro où des amis se disaient : il faut faire quelque chose, mais quoi ?
La défaite n'a pas emporté la partie de cartes du soir, manille coinchée ou belote, cette rencontre sacrée entre copains de la classe moyenne. Commerçants, entrepreneurs, bureaucrates ou fonctionnaires, petits bourgeois, radicaux valoisiens, anticléricaux pour les plus osés, socialistes, qui s'étaient frottés au Front populaire. Ces petites réunions avant le souper - car chez nous le repas du soir, c'est le souper - avaient remplacé les parties de billard organisées avant la guerre de 1914-1918 au Cercle. Évidemment, il y avait d'autres joueurs, mais ces équipes dont je parle correspondaient à une caste républicaine et bourgeoise d'essence protestante, entachée d'un zeste de jacobinisme.
Terminées ces parties de cartes ? Non, simplement interrompues. Après le coup de massue de la défaite, il fallait attendre un peu pour revenir à la surface. Et puis quelques copains étaient encore en errance sur les routes de France ou, plus dramatique, beaucoup étaient derrière les barbelés des Oflags ou des Stalags. C'était d'ailleurs un sujet très discuté entre ceux qui pensaient les revoir bientôt et les autres.
Restaient les plus vieux, qui n'avaient pas encore été mobilisés. Ceux-là n'en finissaient plus de débattre sur Dunkerque, l'attitude des Anglais : les uns considéraient ça comme une victoire, les autres parlant défaite ! On trouva la solution dans l'entrée, le 14 juin 1940, des Allemands à Paris, puis le franchissement de la Loire le 16, et enfin le suprême affront pour ceux de 1914-1918 : les conditions de l'armistice imposées par l'ennemi dans le wagon de Rethondes. Le 24 juin, l'affaire est terminée.
Un désastre en entraîne un autre. Nos petits camarades d'hier ne font pas dans la dentelle. Le 3 juillet 1940, les Anglais attaquent la flotte française en rade de Mers-el-Kebir. Près d'un millier de marins français y laissent leur vie. Le même jour, les marins de Sa Majesté neutralisent la flotte française à Alexandrie et, pour couronner le tout, saisissent tous les bateaux en rade dans les ports d'Angleterre ! Les Anglais étaient tranquilles, et notre avenir mal engagé. Pour en être certains, ils remettent çà le 8 juillet à Dakar sur le cuirassé Richelieu, en cours d'achèvement.
Ces jours-là, il était difficile de faire une véritable partie, car les passions exacerbées empêchaient la concentration que demande ce sport. Par contre en Angleterre le recrutement des FFL (Forces françaises libres) se tarissait.
"Non, mon vieux, si tu joues comme ça, on est perdu !
- Ne t'inquiète pas, on n'est pas perdu"
Le 10 juillet, par 569 voix contre 80, l'Assemblée nationale passe les pleins pouvoirs à Pétain. Le petit royaume de France, plus près par son étendue du royaume des Valois que de celui des Bourbons, est né. Vive le Roi ! Pardon Vive Pétain !
Et nos joueurs de cartes ? Ils sont là, toujours très corrects, très stricts, en costumes trois pièces, sombres, car nous entrons dans l'hiver 1940-1941 qui s'annonce très dur. Ils sont là, toujours bien cravatés, la pipe à la bouche, dans une débauche de fumée et dans le plus innocent anonymat. Une ombre pourtant : officiellement il n'y a plus de Ricard. Il faut tricher pour garder l'habitude, car le palais ne s'habitue pas aux ersatz! Et bien, ils vont apprendre à tricher !
"Tricher ! oui ! mais pas aux cartes". Non, ils ne tricheront pas aux cartes, mais ces bons "pépères" vont froidement commander dans quelques mois, depuis leur table de jeux, des sabotages, des exécutions et autres babioles, contraires aux bonnes moeurs. Comme quoi, le jeu mène bien à toutes les dépravations :
"Tu as entendu ce général qui parle de résister depuis Londres ?
- Résister ! Résister ! Mais avec quoi...... J'ai cinquante beloté.
- De toute façon, il faut faire quelque chose. Mais quoi ?
- Le mien est à l'as".
Et dans toute la France, tous les soirs, il y a de vieux copains qui se réunissent pour leur partie de cartes. C'est la France républicaine, l'ennemie de la France cagote et de la droite, qui accouchera d'une Résistance tricolore dans un vieux manoir de hobereau ou chez un notaire gros bourgeois. On se retrouvera plus tard. Ce sont ces gens-là, la France profonde, en béret basque, qui fait rigoler nos amis, et grincer ironiquement ceux qui ne nous aiment pas trop. Faute de tickets, manque la baguette de pain.
"Je passe !
- Pique ! Avec un de ces jeux !
- Eh ! André, tu joues à la parlante ?"
Autour d'eux, il y a ceux qui commentent avec un petit accent qui sent déjà la Provence, celle des champs de lavande et des troupeaux de moutons.
"Vous savez que les "cognes" sont venus arrêter la femme de Jacques ! Elle avait dit que Pétain devrait avoir honte d'être allé à Montoire.
- Vous avez vu le décret sur les Juifs ?
- Eh ! Nous, on joue à la belote.
- T'inquiète pas. Le 14 Juillet on va faire "bander les collabos".
On va déposer un bouquet à l'Insurgé, et en plein jour".
Et la chose sera faite, messieurs. Car ce 14 juillet 1942, devant le monument élevé à la mémoire des insurgés victimes du coup d'État de 1851, une gerbe de roses rouges était déposée par monsieur Hérold père et la femme de Paul Pons. Les gendarmes se tenaient discrètement en arrière, au moment de la minute de silence, ils se se sont mis au garde-à-vous, la main au képi. Les supérieurs de ces gendarmes n'étaient pas dupes lorsqu'ils écrivaient que, dans la Drôme, la journée du 14 juillet avait été marquée "par quelques incidents sans aucune gravité, mais qui mettent en relief la sourde animosité régnant dans le sein de la population". Ils insistaient même en précisant que "les manifestations ayant eu lieu à Valence et Crest, montrent l'état d'énervement et la tension d'esprit d'une partie de la population qui profite du moindre incident pour extérioriser son mécontentement".
Il ne s'agissait plus d'animosité ou de mécontentement, mais de Résistance, et ces résistants en payaient déjà le prix. Suite à cette manifestation, monsieur Hérold était envoyé en résidence surveillée à Montbrun-les-Bains.
Et l'idée de Résistance prenait corps. Nous étions au milieu de 1942. Chaque clan s'ignorait et il fallut longtemps pour que tous ces joueurs de cartes ici à Crest, de football à Montélimar, ces poètes à Dieulefit, se rencontrent. Le danger était permanent et grandissait chaque mois. À part les joueurs de belote, qui se réunissaient chaque soir, dans les bistrots, sous l'effigie du Maréchal, avec de plus en plus de compères autour d'eux pour commenter, restaient 95 % de Français qui s'installaient dans la défaite et le principe de la collaboration, en suivant le Maréchal vainqueur de Verdun, ce vieux soldat qui ne pouvait pas trahir.
"Jacques ? Je crois que tu vas payer la tournée !
- Attends et écoute-moi. Hier j'ai contacté mon beau-frère et son fils. Le jeune, pendant ses vacances, va dessiner des "V" sur les murs de Crest - Vous êtes contre Pétain et les "Boches", mais sans armes que peut on faire ?
- T'inquiète pas ; je suis sûr qu'à Londres, il doit y avoir des gars qui s'en occupent.
- Messieurs, vous êtes "capots !"
Et dans les villages, avec seulement la foi, ces hommes vont devenir les premiers résistants, ceux que les agents anglais ou des FFL contacteront. Ceux qui, de manilles en belotes, insoupçonnables par leurs inertie apparente, organiseront les parachutages, les planques pour les pourchassés, les sabotages, et continueront à porter le béret basque...
"N'oublie pas ma tierce majeure !
- Mauvaise nouvelle, les gars : Julien à été arrêté hier soir par la Milice.
- Alors demain pas de belote. On vient à des heures différentes. Le pauvre vieux risque de parler".
Ces hommes, oubliés souvent, sont les premiers résistants. Ils avaient leurs qualités et leurs défauts, mais ils ont tracé les sentiers pour parvenir aux chemins de la Libération. Ils ont souvent contribué à la remise en route de l'administration régionale dès la Libération et évité ainsi le chaos. Ils ont disparu au milieu des uniformes où leur complet trois pièces faisait tache. On les retrouva dans le NAP (Noyautage des administrations publiques). Ces personnages sont réels, et leur engagement a bien commencé avec cette simplicité. J'ai leurs noms en tête, et, en écrivant, j'ai revu leur tablée qui fit tache d'huile. Chacun d'eux entraîna un ou deux copains qui, à leur tour, en trouvèrent deux ou trois autres. Cette épidémie s'étendit jusqu'au premier contact avec un agent venu de l'extérieur et la troupe fut fournie par le STO (Service du travail obligatoire). L'armée devait prendre la suite.
Mais l'image est indélébile, et la table, disparue au cours des années, est devenue mémoire dans le souvenir des initiés, comme un symbole des premières résistances. Avec un peu d'imagination, ce symbole est adaptable à tous les milieux qui, avec rien sauf leur croyance en la France, pour d'autres en la Liberté, ont relevé le gant. Le gant était dangereux et, comme en d'autres temps, empoisonné, et il n'y avait pas partout des tables où se jouaient des belotes d'un tel style. Il faut ajouter que le jeu était plus dangereux en zone occupée et après novembre 1942, lorsque le "royaume de France" fut envahi.
Aujourd'hui, vu notre âge, nous avons droit au tapis rouge et aux honneurs. C'est le temps qui pousse la vie, mais on ne peut oublier ces premiers pères tranquilles qui ont lancé l'affaire. Avouons que, si tous ne jouaient pas à la manille ou à la belote, ils jouèrent tous un sacré coup de poker ! Car contre les automates venus de l'Est, ligotés par leurs polices, abrutis de propagande et de succès, le coup était difficile à jouer. Leur action est d'autant plus méritoire et plus importante qu'ils comptèrent leurs points presque seuls.
"Bientôt, on va se trouver seuls.
- Tu m'étonnes ! Ces "enfoirés" de miliciens sont partout. Hier, c'est Jules qui a dû faire la valise.
- Avec Jean, ça fait deux dans la semaine. Ils sont du côté de Dieulefit.
- Tu crois qu'un jour on fermera le jeu sur une victoire ?"
Aujourd'hui, qui n'a pas un pépé, une mémé, une tata ou un tonton, un aïeul résistant inventé et glissé dans l'album de famille. Il y a aujourd'hui plus de résistants que de Français à l'époque ! Et pourtant ...
"Gagné !
- Et tu oublies la dix de der !
- On s'en fout ! Nous les avons mis capot !"
Le rêve devenait réalité. À nous de rechercher les coins à belote et à manille dans l'ombre des vieux bistroquets de la ville pour y retrouver la force tranquille de ces pères tranquilles qu'il ne faut surtout pas troubler dans leurs souvenirs ».
Auteurs : Albert Fié, Robert Serre
Sources : Dvd-rom La Résistance dans la Drôme, le Vercors, éditions AERI-AERD, 2007.