Retrouvaille d’anciens déportés en 1946

Légende :

Les retrouvailles entre camarades de déportation sont un moment de joie, en particulier parce qu’elles réunissent des gens qui savent ce qu’a été cette épreuve.

Genre : Image

Type : Photo

Producteur : Inconnu

Source : © AERD Droits réservés

Détails techniques :

Photographie argentique noir et blanc.

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme

Ajouter au bloc-notes

Analyse média

Maurice Bochaton, de Montélimar, (accroupi, premier à gauche) a retrouvé ses camarades de déportation en 1946 pour un repas ensemble. Comme ils se l’étaient promis, ils ont revêtu leur tenue de bagnard, mais ils ont repris du volume et Maurice ne peut plus boutonner la veste. Rare moment heureux… dans la difficile réinsertion des déportés dans le monde « normal ».


Auteurs : Robert Serre

Contexte historique

Jamais une machinerie aussi minutieuse n’avait été mise en route pour détruire des êtres humains, jamais un être humain n’avait subi une telle dégradation de son corps et de son esprit. Dans ces conditions comment revenir dans le monde dit normal ? Le déporté de retour doit d’abord se soigner, retrouver son (du) poids, ses forces, reconstruire son corps. Il doit se resituer dans la famille, dans la société où tout a changé. Il doit retrouver les gestes simples de la vie quotidienne : se servir des couverts à table, coucher dans un vrai lit, aller et venir à sa guise, parler librement, allumer une cigarette, ne pas se mettre en colère quand on voit un petit gaspillage, tous ces gestes naturels et machinaux qu’il avait oubliés. Il lui faut réapprendre à exister.

Puis il devra reprendre le travail. Pour Guy Eberhard, le retour de Dachau sera difficile. Après ce qu’il avait vécu et vu au Revier (infirmeriede Dachau, il lui était impossible de reprendre ses études de médecine et il cherchait donc une nouvelle orientation. Il déplore de n’avoir pas été assisté dans cette recherche. De retour à Romans, Pierre André reprend son travail de pâtissier tout de suite car sa mère, étant seule, n’avait pas de ressource. Mercédès Vincent et son père étant déportés, sa mère était restée seule depuis un an et demi et avait beaucoup souffert moralement. De plus, elle devait sans plus de ressources, se débrouiller pour nourrir les trois filles encore bien jeunes qui restaient. Après une année de soins en sanatorium, Mercédès revient dans son cher (à) Cléon-d’Andran : avant de rouvrir le garage, il faut le reconstruire, la Milice ayant tout détruit à son passage. Seul l’outillage avait été sauvé par sa mère qui l’avait enterré dans la cave d’une autre maison.

Certains ont tout perdu, les Juifs victimes de l’aryanisation de leur boutique, du pillage de leur demeure, les résistants dont les biens ont été saccagés après leur arrestation, qui ont été chassés de leur emploi. Certes les lois républicaines restaurées prescrivent la restitution des biens, mais leur application traîne en longueur.
L’aspect officiel de la réinsertion prévoit que chaque déporté reçoit une prime de 1 000 francs, une indemnité de déportation de 5 000 francs, un lot de vêtements. Lui-même et son conjoint bénéficient d’un congé. On lui garantit de retrouver son emploi. Effort méritoire, compte tenu de la situation du pays, mais combien dérisoire. D’ailleurs qu’aurait-il fallu pour dédommager les souffrances de ces rescapés ? Dans la Drôme, afin de faciliter la mise en application des textes législatifs et réglementaires, Jean Nodon, déporté à Dachau, qui habite 117 rue Châteauvert à Valence, militant de la CGT, est désigné comme représentant des salariés dans la commission de réemploi et de réintégration des démobilisés prisonniers ou déportés présidée par le juge Péthaud.

Mais c’est surtout sa tête que le déporté doit retrouver. D’abord réaliser que c’est bien vrai, qu’on a bien retrouvé son pays et les êtres chers. En juin 1945, Roger Algoud retrouve Die où ses proches habitaient de nouveau, il est entouré, choyé par sa famille et par ses amis, mais a des difficultés de se reconstruire. « Dans ma tête, même en me pinçant, il m’était impossible d’affirmer que cet environnement était bien réel, je vivais comme dans un brouillard. J’étais perdu, noyé dans ce flot de gentillesses : mes souvenirs étaient confus; j’avais toujours un doute sur la réalité de ma présence à Die. Là-bas, au camp, dans mes délires, j’avais si souvent rêvé en vain de mon retour au pays. Je me méfiais, je craignais que ce soit un mirage et que ça recommence ! » Il retrouve un appétit normal, pas très raisonnable même, mais reste sans force. Et sa résurrection viendra de la rencontre de celle qu’il allait épouser fin août 1946, après son retour du sanatorium.
La déportation continue son travail de destruction après la Libération : comment se débarrasser des cauchemars qui hantent les nuits ? La plupart vont connaître des années de sommeil perturbé, avec des réveils « dans le camp ». Le déporté restera longtemps comme coupé du monde malgré sa joie de revivre. Il ne pourra jamais oublier ses compagnons de malheur, surtout ceux qui n’en sont pas revenus : Marcel Got, 59 ans après, dit : « Depuis, je revois toutes les nuits tous mes camarades morts ».

Il leur faut aussi se replonger dans ce douloureux passé afin de témoigner pour les veuves, attester de la mort de camarades, répondre aux familles des copains disparus ou pas encore rentrés. Que leur dire ? Pour Fernand Decorse, commence alors une pénible période avec les visites douloureuses d’autres familles de déportés venant aux nouvelles. Fernand ne peut rien leur dire car il ne sait rien, même pas de son frère Jean. Mais comment leur faire comprendre cette ignorance ? Se replonger aussi dans ce passé pour faire connaître les faits et certifier leur véracité afin que justice soit faite : Eugène Mercédès Vincent a été appelé trois fois pour aller témoigner au procès de Francis André, alias « Gueule tordue », ce triste individu dont il avait été une des nombreuses victimes. Et pourtant, nous dit-il, « revenir sur ces faits et les circonstances de mon arrestation est pour moi toujours aussi pénible et troublant... » Vincent, dans son témoignage écrit, rapporte les circonstances de ce jugement et le relie à l’affaire Touvier, dans l’actualité du moment : « Revenons au criminel de guerre Francis André dit « Gueule Tordue » : à Lyon, il avait eu sous ses ordres une équipe de 5 miliciens : Egger, Bressy, Saunier, Constantini, Guillaud ; tous les 5 sont passés en jugement à Lyon en Janvier 1946, lors du procès de Francis André, […] J’ai été appelé à y témoigner ; à ce moment-là, j’étais encore en sanatorium à Saint-Hilaire-du-Touvet (Isère) où je suis resté un an. Au tribunal, il y avait un vrai Français, le commissaire du gouvernement Thomas. Il a déclaré ensuite aux six miliciens : « Messieurs, votre recours en grâce est rejeté… Votre peine devient donc exécutoire ». Le lundi 11 mars 1946, ils ont été passés par les armes… Un exemple qui n’a pas été suivi fréquemment… Touvier, criminel de guerre, doit se souvenir de ce procès et de ces hommes ; qu’on le lui dise, lui qui doit subir le même sort…  À Cléon-d’Andran, le 12 février 1994 Eugène Mercédès Vincent ».

Ce difficile retour sur le passé, Charlotte Fass, la petite juive de 15 ans prise à Montélimar et rescapée d’Auschwitz, l’a vécu lorsqu’elle s’est retrouvée dans la partie civile au procès Barbie.

Le bonheur même est une blessure car nombreux sont les déportés obsédés par la question : pourquoi suis-je revenu et pas les camarades ? pourquoi moi et pas les autres ? Le déporté rescapé est mal dans sa peau d’avoir survécu. Les copains morts restent une cohorte de fantômes qui ne cessent de le hanter.

Jeanne Deval est allée interroger Henri Dye, l’un des Romanais pris le 30 septembre 1943, le premier des 25 à rentrer : « C’est allongé dans sa chaise où il repose son corps meurtri et ses membres décharnés que le rapatrié me reçoit. Ses yeux expriment la terreur. À chaque bruit, à chaque éclat de voix, il se replie sur lui-même, s’apprêtant à cacher son visage de ses bras, comme pour parer les coups. […]
C’est le regard fixe, le visage encore contracté que M. Dye nous narre ces souvenirs atroces. Je l’interroge alors sur ses camarades romanais, péageois.
— Sur 25 arrêtés, dit-il, j’ai perdu les traces de 17 qui étaient vivants le 25 novembre 1944 mais qui, à ce jour, n’ont pas encore donné des nouvelles à leurs familles ; 7 sont morts de privations et de mauvais traitements... et moi, je suis là, bien amoindri hélas !... »
Henry Dye est mort dans l’année qui a suivi.

Edmond Poulet est de retour à Pontaix, sa famille se sent obligée d’accueillir les autres habitants en attente d’un des leurs. Une veillée est organisée : Edmond raconte et, si ce n’était sa maigreur et ses cicatrices qui confirment ses dires, on a du mal à le croire. Les questions pleuvent, « ça n’en finissait pas », et Edmond n’en peut plus, pressé d’aller se coucher. Pourtant il lui faut supporter jusqu’au bout cette épreuve, que la fatigue rend difficile, mais aussi les réponses qu’il est obligé de donner, sans ménagement. Il lui faut raconter l’ultime massacre des 9, 10 et 11avril 1945 à Hradishko, et parler de ceux du « pays » qui en furent victimes, André Monge et Jean Boustié de Vercheny, Abel Magnan de Barsac, André Chaix de Sainte-Croix, Robert Groslong et Michel Marcel de Pontaix. Malgré les récits et les preuves que lui donnait Edmond, le père de Michel Marcel ne voulait pas admettre la mort de son fils, persuadé que la fusillade nazie ne l’avait que blessé et qu’il était en vie quelque part en train de guérir. André Grangeron, de Sainte-Croix, déporté parmi les 57 de la région, revient des camps en vie, mais, gravement malade, il meurt le 17 juillet. Edmond a plus de chance. Dans les jours qui ont suivi son retour, il ne veut pas rester à ne rien faire. Tout doucement, il se remet au travail, à son rythme, librement : il remonte un mur éboulé près de sa demeure. Il a bon appétit et reprend 40 kg en 5 mois, dépassant son poids de départ. Puis, n’ayant pas de souci de maladie grave, il se remet à la culture de la vigne qui sera l’emploi de toute sa vie.

Se réinsérer dans la société ? La France était libérée depuis dix mois quand ils reviennent. Le cours de la vie a repris, les gens se sont réinstallés, ils ne veulent plus revenir là-dessus, plus entendre. Les soucis quotidiens reprennent le dessus, d’autant que la vie reste difficile, que les rationnements et les tickets d’alimentation sont encore en vigueur. Et puis, ce retour dérangeait certains, surtout ceux qui avaient raconté des exploits imaginaires et se fabriquaient un passé glorieux, ne pensant pas que des survivants reviendraient les démentir ! Voilà une France tout à coup bondée de résistants, des gens qui s’étaient satisfaits de la collaboration soudain devenus des patriotes d’un gaullisme à tout crin et qui savent faire valoir cet héroïsme mensonger.

Qu’avait-on appris sur la déportation ? Les Soviétiques avaient mesuré l’horreur des camps de la mort en entrant à Auschwitz et leur presse écrite et parlée avait évoqué longuement ces visions d’un enfer inconnu. Pourtant le monde occidental ne s’en émeut pas jusqu’à ce que les Américains, en libérant Buchenwald puis Dachau, fassent connaissance avec l’enfer concentrationnaire. Alors, journalistes et cinéastes révèlent au monde occidental l’aspect le plus ignoble des atrocités nazies, montrent ces regards hallucinés, ces squelettes vivants, les potences, les crématoires et les chambres à gaz. En France, beaucoup de choses avaient été dites sur les déportés, trop mêlées aux bobards qui circulaient en permanence, trop atroces pour qu’on y croie. Les journaux commencent à publier des photos des camps de concentration vers la mi-avril 1945. Et voilà que tout était vrai, au-dessous de la vérité même. Le choc de ces images et de ces récits est rude. L’arrivée à Marseille des premiers déportés libérés par les Russes, à Paris des femmes de Ravensbrück libérées par la Croix-Rouge, fait naître une forte émotion et secoue l’opinion. Pourtant, bien des confusions subsistent : jusqu’à la mi-avril 1945, le langage officiel ne parle que de « rapatriés », confondant sous cette dénomination déportés, prisonniers de guerre et travailleurs du STO (Service du travail obligatoire). Personne ne doute plus que les déportés ont beaucoup souffert. Mais, en France, tout le monde, ou presque, avait souffert, tout le monde était malheureux, chacun avait de tristes moments à raconter. Chez les déportés, la déception naît de ressentir comme une indifférence et d’avoir le sentiment de gêner famille et voisinage.

Raconter ? Après le retour de déportation, beaucoup répugnent à en parler. Les déportés se disent : est-ce qu’on nous croira ? Ce qu’ils ont vécu est très difficile à raconter : sauront-ils faire comprendre ce qu’ils ont vécu, donner à imaginer l’inimaginable ? André Truchefaud confie qu’après son retour, il lui est arrivé de raconter ce qu’il avait vécu : personne ne voulait le croire ! Donc, pendant longtemps, il n’en a plus parlé. Pierre André, de Romans, explique : « Très vite j’ai renoncé à raconter ma déportation car cela faisait pleurer ma mère, c’était difficile devant ma petite sœur de douze ans et on ne me croyait pas ». Comportement que confirme Marcel Got : « Lorsque nous répondions aux questions des gens et expliquions ce que nous avions vécu, certains ne nous croyaient pas et exprimaient leurs doutes : « Oh ! ils en racontent… ! ». Certains, cependant, essaient de le faire : ils témoignent, écrivent leurs souvenirs. D’autres ne disent rien, n’ayant qu’une pensée, retourner à la vie ordinaire et tenter d’oublier.

Les gens n’osent pas questionner les déportés de peur d’éveiller en eux des souvenirs douloureux, se disant qu’en les faisant parler, on les ramène là-bas. Les déportés finissent par ne plus répondre aux questions : comment ne seraient-ils pas hérissés quand on leur demande s’ils ont beaucoup souffert ? Quelques-uns ont même entendu des questions si saugrenues ou si naïves qu’elles montrent l’étendue du fossé qui sépare ces rescapés du reste de la population. N’a-t-on pas l’exemple d’un journaliste demandant à un déporté tout juste arrivé au Lutétia si son travail était intéressant, si son salaire était correct, si les sorties en ville étaient fréquentes… Mais la difficulté et l'étroitesse de la vision ne peuvent conduire à renoncer. La plupart des déportés encore en vie jugent important de transmettre, d'autant plus qu'ils savent bien que, dans peu d'années, le dernier d'entre eux aura disparu. Répondant aux sollicitations d’André Vincent-Beaume, ils ont, peu après la Libération, déposé des témoignages écrits aux Archives départementales de la Drôme. Ils donnent une adhésion fidèle et une participation active aux associations de déportés, à leur travail de reconnaissance, de défense et de mémoire. Ils retournent, comme Jean Monin, dans leur camp en Allemagne, comme pour un pèlerinage en mémoire des camarades disparus. Ils animent des séances d'information dans les écoles, collèges et lycées, ils conduisent et commentent des visites de camps, ils participent aux cérémonies commémoratives, ils répondent favorablement à la presse souhaitant évoquer ce sujet.


Auteurs : Robert Serre
Sources : AD Rhône, 3808 W 313, Rey-Robert René. ADD, 123 W 1, registre et fiches individuelles dans 99 W 6 (A à G) et 7 (H à Z), 132 W , 1500 W 24, 500 W 29, 348 W 13-14, 99 W 6, 180 W 64. Olga Wormser-Migot, Le retour des déportés. Quand les Alliés ouvrirent les portes…, éd. Complexe, Bruxelles, 1985. André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Seuil Points Histoire, Paris 1997. V. Pozner, Descente aux enfers. Récits de déportés et de SS d’Auschwitz, Paris Julliard, 1980. Raymond Ruffin, La vie des Français au jour le jour, op cit. Annette Wievorka, Déportation et génocide, Plon, Paris 1992. Jeanne Deval, Les années noires, éd. Deval Romans, 1984. Interview d’Henri Dye, réalisée peu après son retour. Extraits de « Mémoire de famille », rédigé par Ginette Dugand, la fille aînée d’Albert Dupont. Archives Maryse Renaudin, deuxième fille d’Albert Dupont. Journal Officiel du 12 mai 1945. Le Crestois, 9 juin 1945. Le Dauphiné Libéré, 27 juin 2004.