Carte des « anomalies »

Légende :

Le croquis met en évidence des anomalies chronologiques relevées sur les monuments aux morts communaux concernant le conflit mondial de 1939 à 1945.

Genre : Image

Type : Carte

Producteur : réalisation Alain Coustaury

Source : © Archives Alain Coustaury Droits réservés

Détails techniques :

Carte numérique en couleur.

Date document : janvier 2011

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme

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Analyse média

Le croquis utilise une carte du découpage communal de la Drôme. On a colorié le territoire des communes concernées par le sujet. Deux critères ont été retenus : l'absence de l'inscription 1939-1945 et une série d'anomalies chronologiques.

La carte met en évidence une série d'anomalies touchant l'inscription des dates extrêmes du second conflit mondial sur les monuments aux morts communaux drômois. L'auteur a été amené à cette étude à la suite du travail de recherche sur l'inscription de la mémoire de la Résistance concernant les monuments aux morts. Alors que les limites chronologiques de la Première Guerre mondiale sont toujours exactement gravées (1914-1918, voire quelques fois 1919), il a été surpris par de nombreuses imprécisions des limites chronologiques de la Seconde Guerre mondiale. Les observations portent sur plus de 370 monuments, soit la quasi totalité des monuments communaux drômois. La Drôme est composée, actuellement, de 370 communes mais certaines d'entre elles possèdent plusieurs monuments, un au chef-lieu de la commune, d'autres dans les hameaux (Beauregard-Baret, Chabeuil, Claveyson, Montélier ...). Il a été d'abord noté l'absence de l'inscription 1939-1945. Les carrés verts, bordés de jaune, situent des monuments aux inscriptions pour le moins surprenantes : 39-40 (Bathernay, Granges-lès-Beaumont), 1939-1940 (Hauterives-Treigneux, La Chapelle-en-Vercors, Larnage …), 1939-1944 (Chantemerle-les-Blés, Gervans, La Coucourde, Marsanne …) 1940-1945 (Jaillans), 1940-1944 (Espeluche). On a considéré comme une anomalie l'inscription 39-45 avec l'absence de l'inscription du siècle (19) et la simple inscription de la décennie (3, 4) et de l'année (9, 5) (Chalancon, Les Tourrettes, Rousset-les-Vignes). La répartition des anomalies touche toute la Drôme. Toutefois, plusieurs communes du Vercors présentant des erreurs dans les inscriptions de la chronologie dessinent une grande tache au nord-est du département. Le contexte historique rend compte de cette singularité. Au total, 110 monuments portent des anomalies chronologiques qui conduisent à une réflexion sur les causes de l'absence de date et sur le choix de celles qui ont été gravées.


Auteurs : Alain Coustaury

Contexte historique

Les anomalies chronologiques concernant les dates extrêmes de la Seconde Guerre mondiale posent le problème de la perception de ce conflit dans le département de la Drôme. Pourquoi tant d'erreurs relevées sur tout territoire drômois et particulièrement dans le Vercors ?

La première raison est le faible impact démographique du conflit qui débute en 1939, par rapport au précédent. Il est d'abord difficile d'évaluer précisément le nombre de soldats drômois tués lors de la guerre 1939-1945. L'auteur n'a pas trouvé auprès des organismes officiels, ONAC, DMPA, Mémoire des hommes, des statistiques sûres, semblables à celles dont on dispose pour 1914-1918. Cette imprécision révèle un trouble quant à la difficulté pour définir la notion de « mort pour la France ». Il estime que la Drôme a perdu autour de 1 500 hommes dont 400 pendant la campagne de France en mai, juin 1940. Cette estimation est à comparer avec les pertes de 1914-1918, pertes s'élevant à plus de 9 000 hommes, soit 3,1 % de la population départementale de 1911. Alors que l'inscription 1939-1945 est souvent absente, on est toujours frappé de lire les longues listes de morts sur des monuments de villages maintenant quasiment abandonnés dans les montagnes du Diois ou des Baronnies. Les communes ont élevé, dans les années 1920, des monuments aux morts sur lesquels ont été gravées les dates extrêmes du conflit 1914-1918, voire 1914-1919, 1919 correspondant à la date de la signature du traité de Versailles. Aucune erreur n'a été relevée quant à cette chronologie. Cette justesse s'explique par l'ampleur de la « saignée » humaine, par la clarté des dates du début des pertes et de la fin du conflit. Le souvenir de la Première Guerre mondiale est net dans la mémoire collective drômoise, au moins en ce qui concerne les dates du début et de l'arrêt des combats, 1914 et 11 novembre 1918. Il en est tout autrement pour la Seconde Guerre mondiale.

Pour des Drômois, la « drôle de guerre », septembre 1939-mai 1940, semble ignorée. Le monument de Jaillans en témoigne car sont inscrites les dates : 1940-1945. Ce monument date des années 1990. Une explication de cette erreur peut être trouvée dans le fait que la Drôme n'était pas un département concerné par les opérations militaires du front du nord de la France. L'éloignement du théâtre d'opérations, la quasi absence de combats de l'automne 1939 rendraient compte de cette perte de mémoire, à la différence de l'année 1940.

L'inscription 1939-1940, voire 39-40, (10 exemples) constitue une grave erreur, révélatrice de plusieurs perceptions. La perte de soldats tués uniquement pendant la campagne de France expliquerait cette délimitation. On peut évoquer un choix politique conscient ou inconscient. L'armistice de juin 1940 marquerait la fin de la guerre. On accepte alors la vision pétainiste selon laquelle la France aurait perdu la guerre. Elle s'oppose à la vision gaulliste pour qui la France a perdu une bataille mais pas la guerre. Il est difficile de savoir si les concepteurs du monument ont eu cette vision. Ce qui est sûr, c'est que le souvenir de l'année 1940 est fort. Même si la Drôme n'a été que partiellement et pendant peu de temps occupée en juin 1940, le traumatisme né de la défaite et de ses conséquence est toujours vivace. N'évoquer que 1939-1940 laisse supposer qu'il ne s'est rien passé d'essentiel après le coup de massue de la défaite militaire de mai, juin 1940. À Marsaz, c'est la période 1941-1943 qui est occultée puisque est inscrit 1939-1940 et, en chiffres plus petits 1944-1945. Le cas de La Chapelle-en-Vercors est tout autre. Le drame du 25 juillet 1944 occulte la période précédente et l'année 1945. L'incendie du village, les exécutions de civils ont causé un tel traumatisme que les événements extérieurs à la commune apparaissent comme moins importants. Si l'on veut un bilan exact de la guerre, il faut se rendre dans l'église de la bourgade où les dates du second conflit mondial sont bien marquées sur une plaque de marbre portant la chronologie et le détail des pertes civiles et militaires. Un constat semblable peut être fait à St-Julien-en-Vercors. Le monument aux morts ne porte pas l'inscription 1939-1945 alors qu'on l'observe sur la plaque dans l'église. À Saint-Agnan, une plaque dédiée « Aux victimes des hordes allemandes » confirme cette primauté des événements de juillet 1944 sur ceux de 1939-1945. Traduisant également une méconnaissance ou un rejet des événements postérieurs, l'inscription 1939-1944 se retrouve 10 fois. L'explication de cette erreur se trouve dans le fait que la Drôme a été libérée le 1er septembre 1944. On considère alors que la guerre est finie. Le monument d'Espeluche (1940-1944) additionne deux erreurs, celle de 1940 et celle de 1944 ! Dans l'église, une plaque précise bien 1914-1918 mais seulement 1939 !

L'observateur est surpris par le nombre et l'importance des erreurs chronologiques concernant la délimitation temporelle de la Seconde Guerre mondiale dans la Drôme. Elles révèlent une mémoire floue des différentes phases de ce conflit. La mémoire est troublée par une période de quasi-guerre civile après une défaite militaire sans précédent et de grandes espérances liées à la Résistance. Un monument aux morts pourrait symboliser ce désarroi. À Montauban-sur-l'Ouvèze, la plaque portant les noms des soldats tués pendant la guerre de 1914-1918 est vissée au monument par 4 vis à têtes différentes. Les vis traversent des pièces de monnaie qui servent de rondelles. Ces pièces ont été percées. Celle du bas , à droite, montre l'avers avec Marianne, celle du bas, à gauche, datée de 1949, le revers avec la devise Liberté, Égalité, Fraternité, La vis, en haut, à droite, traverse une pièce portant la francisque, celle de gauche la devise Travail, Famille, Patrie et date de 1943 ! On peut discuter sans fin des raisons de ce choix de rondelles improvisées. Quelle que soit l'explication, il révèle un certain malaise confirmant les erreurs chronologiques observées sur des monuments aux morts drômois. Par opposition à ce monument aux attributs ambigus, celui de Saint-Barthélémy-de-Vals révèle une conscience aiguë du rôle de la Résistance. Datant des années 1980, il se substitue à celui qui se trouve dans le cimetière. Quand on l'observe, on constate ce qui est signalé ci-dessus, la longue liste des morts de 1914-1918 et les faibles pertes du conflit de 1939 à 1945. De façon paradoxale, traduisant un choix volontaire, le monument est essentiellement dédié à la Résistance. Les deux monuments expriment par leur organisation une perception totalement différente de la Seconde Guerre mondiale. On peut penser que dans les départements touchés par de grandes batailles, dans ceux du nord de la France, la perception de la guerre de 1939 à 1945 est différente.


Auteurs : Alain Coustaury
Sources : Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Les monuments aux morts, Antoine Prost, 1997, Quarto, Gallimard, tome 1.