Tract de lycéens d'octobre 1940
Légende :
Distribué par les pensionnaires du lycée Émile Loubet à Valence et dans la région.
Genre : Image
Type : Tract
Source : © ADD, Collection Pierre Vincent-Beaume Droits réservés
Détails techniques :
Le liseré a été réalisé aux crayons de couleur.
Date document : octobre 1940
Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Valence-sur-Rhône
Analyse média
Peu de jours après la rentrée des classes, probablement à l'occasion du 11 novembre 1940, Roger Coursange (19 ans), Jean-Louis Balandreau (17 ans) et Edmond Duco (18 ans), pensionnaires du lycée Émile Loubet à Valence, décident de réagir à la situation créée par l’armistice et à leur désaccord avec la politique de collaboration. Ils recopient une phrase de Clemenceau sur un tract : « Collaborer avec l’ennemi, c’est trahir ».
Les tracts sont tirés sur une imprimerie-jouet, entouré de liserés bleu et rouge réalisés aux crayons de couleur.
Les pensionnaires rejoignent leur famille le dimanche suivant et distribuent le tract dans les communes. Il est diffusé à 500 exemplaires à Valence, puis dans toute la Drôme. Son libellé ne marque pas seulement une opposition à Vichy, mais aussi à l'ennemi.
Son impact est certainement très limité. Le nombre est restreint et une partie est saisie avant même d'être distribuée. La gendarmerie de Saint-Vallier en saisit devant l’église de Saint-Uze, à la sortie de la messe.
C’est certainement le premier tract de Résistance dans le département de la Drôme.
Auteurs : Jean Sauvageon
Contexte historique
Les premiers signes de Résistance en 1940
En juin 1940, les Drômois sont surpris de la rapidité avec laquelle la Wehrmacht défait l'armée française. Vivant avec les souvenirs de 1914-1918, beaucoup pensaient que jamais les Allemands n'arriveraient jusque dans le département. Mais l'armée des Alpes a vaincu les Italiens et contenu l'attaque allemande le long de l'Isère. Seule la partie du département au nord de la rivière est envahie par la Wehrmacht. Des Drômois qui s'y trouvent révèlent des velléités patriotiques résistantes. Comme l'écrit, entre autres, Margareth Collins Weitz : « Les débuts de la Résistance coïncident avec l'invasion. Mus par un sentiment patriotique, des individus isolés, incapables de supporter la vue d'un soldat allemand sur le sol français, réagissent instinctivement ».
Ainsi, le 25 juin 1940, à Saint-Donat, lorsqu'un officier allemand propose du champagne à Mady Chancel, elle lui répond qu'elle n'en boit pas quand son pays est malheureux, celui-ci se met au garde-à-vous en disant « je comprends, Madame ».
L'appel du général de Gaulle du 18 juin est-il entendu dans la Drôme ? Un seul témoignage mentionne qu'à l'école de Beauvallon à Dieulefit se trouvent des officiers français blessés amenés de Lyon qui entendent le premier appel du général de Gaulle et certains partent immédiatement essayer de rejoindre Bordeaux. L'Appel a été publié par Le Petit Dauphinois dans son édition du 19 juin. Aucun témoignage drômois n'en fait mention. Peut-être que l'édition grenobloise ne fut alors pas diffusée dans la Drôme compte tenu des événements. Cet appel marque un refus de la situation créée par l'armistice. Il reste le symbole du début de la Résistance en France. Il correspond parfaitement à une situation décrite par l'historien Clausewitz : [pour chaque belligérant] « il faut détruire les forces militaires. Ce qui veut dire qu'elles doivent être placées dans des conditions telles qu'elles soient incapables de poursuivre le combat. [...] Il faut conquérir le territoire, car il pourrait s'y constituer une nouvelle force militaire. Même ces deux choses faites ne signifient pas la cessation de la guerre, [...] tant que la volonté de l'ennemi n'est pas également jugulée, c'est-à-dire tant que son gouvernement et ses alliés ne sont pas décidés à signer la paix, ou son peuple à se soumettre. Car même lorsqu'on a pris possession du pays entier, le conflit peut resurgir à l'intérieur, ou du fait des alliés ».
L'impact du nouveau régime et de la personnalité du maréchal Pétain
Les premières actions de Résistance sont marginales. Il faut tenir compte de l'aura dont bénéficie Pétain. En juillet, le régime de Vichy est considéré comme légitime, par les politiques aussi bien que par les religieux. Sur les sept parlementaires drômois, dont quatre députés de gauche, cinq votent les pleins pouvoirs au Maréchal. Albin Vilhet, militant communiste à Nyons, écrit dans son journal le 24 décembre 1940 : « Comme l'a dit Pétain, il ne faut pas que les petits souffrent du crime des grands ». Monseigneur Pic fera publier dans les numéros successifs de La semaine religieuse du diocèse de Valence tous les discours de Pétain depuis juillet 1940 jusqu'à juin 1944. Cette légitimité de Vichy, évidente pour monseigneur Pic, ne l'empêche pas d'être hostile aux Allemands qu'il a combattus pendant la guerre de 1914-1918, et au nazisme puisqu'il a publié une lettre pastorale contre cette idéologie. Lucien Micoud raconte qu'à la Libération, monseigneur Pic reçoit De Lassus dans son bureau orné d'un immense portrait de Pétain accroché au mur.
Sandrine Suchon explique qu'en 1940, même la hiérarchie protestante légitime Pétain : « Au cours de la pastorale qui a lieu à Valence en septembre 1940, le pasteur Eberhard laisse aisément deviner son adhésion au maréchal Pétain. Son attitude va changer en 1942 avec les persécutions contre les juifs ».
Le gouvernement de Vichy, même si sa légitimité n'est pas contestée à ses débuts, va très rapidement agir contre ceux qui s'opposent à lui dans la Drôme. Cela tient au fait que le régime est « en fait un régime de dictature », comme le dit le sénateur-maire de Saint-Vallier, M. Valette, au préfet Rivalland en novembre 1940. D'ailleurs le régime de Vichy montre qu'il n'est pas vraiment sûr de sa popularité puisque les rapports du préfet la distinguent de celle du Maréchal.
La répression s'accentue contre les communistes qui sont sur des listes de suspects prêts à être arrêtés (en vertu d'un décret pris par le gouvernement Daladier). Ils ne sont évidemment pas les seules victimes de la répression, même s'ils sont en première ligne depuis la déclaration de guerre. Un mandat d'arrêt est lancé contre le député socialiste Marius Moutet, le seul député drômois à s'être opposé aux pleins pouvoirs au Maréchal, dont la famille est surveillée et qui a pu se réfugier en Suisse. Le maire de Tulette est emprisonné le 14 septembre pour propos antinationaux. Les immeubles des loges maçonniques sont mis sous séquestre pendant que les fonctionnaires doivent déclarer ne pas être, ni avoir été, ou ne plus être franc-maçon. Cette répression a une certaine efficacité puisque l'opposition au régime reste discrète. Elle n'empêche pas des structures embryonnaires d'organisation de résistance de se mettre en place, comme le réseau Camouflage du matériel (CDM), actif dès juillet 1940, dont le commandant Guyon, du parc d'artillerie de Valence, prend la direction. Il est aidé par l'adjudant-chef Roger Chambrier, qui est resté franc-maçon. L'efficacité déployée par le CDM, en ce mois de juillet 1940, est démontrée en... décembre 1942. C'est au cours de ce mois, puis celui de janvier 1943, que la Commission italienne d'armistice met au jour la plupart des dépôts constitués dans la Drôme. On sait que la mission des officiers qui avaient choisi le CDM était de dissimuler des matériels pour l'armée d'armistice lorsque celle-ci pourrait reprendre la lutte. La mission n'était pas de fournir ces armes à des résistants dont les structures militaires étaient, fin 1942, quasi inexistantes.
Premiers tracts
Les premiers tracts antigouvernementaux sont diffusés dans la Drôme le 27 octobre, des tracts communistes et une édition polycopiée de L'Humanité circulent à Romans, des exemplaires sont saisis. Le tract de certains élèves du lycée Emile Loubet à Valence est ici présenté.
Début novembre, l'attention des services de préfecture et de gendarmerie se porte sur les gaullistes : « Les préfets viennent de recevoir du gouvernement l'avis, très confidentiel, d'une reprise très nette de l'activité du parti de l'ex-général de Gaulle. Le but de cette activité est de combattre par tous les moyens le gouvernement actuel. Tout doit être envisagé, même le stockage d'armes diverses pour arriver, si la chose semble possible, à des attentats sur des officiers ou soldats étrangers ». Les services de Vichy envisagent non seulement une opposition politique, mais aussi des actions armées, et ce n'est pas aux communistes qu'on attribue cette volonté, à ce moment-là.
Ce sont ces rapports des autorités de l'État qui mettent en évidence les "graines" de la Résistance, par exemple les rapports préfectoraux du 11 novembre et du 16 décembre 1940. Le préfet y recense toutes les sources d'opposition à la politique menée par Vichy, même discrètes. Ainsi le 28 octobre 1940, « quelques inscriptions à la craie en faveur du mouvement de Gaulle sont relevées en divers endroits, mais la population n'y prête nulle attention ». Il met en évidence qu'elles sont potentiellement collectives. C'est sur des personnes issues de ces différentes oppositions, sur les structures et réseaux de connaissances qu'elles forment, que la Résistance se développera. Plus tard, chaque résistant rejoindra une, ou plusieurs, de ces structures, selon sa culture ou les circonstances.
Les religieux
Le préfet rend compte que « dans les milieux catholiques, on ne voit pas sans appréhension l'évolution favorable à l'Allemagne, et plus particulièrement au nazisme. Des membres du clergé appréhendent l'introduction en France d'un certain nombre de mesures qui, en Allemagne, ont soulevé la protestation des milieux confessionnels. Mais, à vrai dire, les inquiétudes des milieux catholiques sont beaucoup plus discrètes que celles des milieux protestants », ce qu'il attribue aux influences anglo-saxonnes et suisses très fortes dans ces milieux. Effectivement en septembre 1941, sur les trois pasteurs drômois participant à la réunion de Pomeyrol, l'un, André Vermeil, est Suisse. En ce qui concerne les catholiques, au cours du mois de septembre, l'abbé Vignon, dans le bulletin paroissial de Saint-Vallier, a publié les messages de radio-Vatican, notamment la phrase de Pie XII, interdite par la censure : « Que la France garde courage, le salut viendra aussi immanquablement que chaque jour le soleil revient à l'horizon » ; il affiche à la porte de l'église de Saint-Vallier une lettre des évêques allemands sur les crimes nazis, ce qui lui vaut d'être recherché pendant trois jours et menacé d'une arrestation évitée grâce à l'intervention de monseigneur Pic. Le 10 juillet 1943, il sera désigné par des miliciens comme un ennemi de la Milice.
Les gaullistes
Le préfet signale « à Valence la distribution de quelques rares tracts et quelques inscriptions à la craie en faveur du mouvement de Gaulle. Il ajoute que les anglophiles et partisans de l'ex-général de Gaulle se réclament de tous les partis ». Un exemple d'anglophile est celui de Benjamin Malossanne, socialiste et franc-maçon, directeur du cours complémentaire de Saint-Jean-en-Royans, qui, le jour de la rentrée scolaire, inscrit sur le tableau noir de ses trois classes : « Vive l'Angleterre qui continue la lutte ! »
Les francs-maçons
Le préfet marque sa méfiance à l'encontre des sociétés secrètes, même si elles sont officiellement dissoutes. Cependant, il a conservé Jean Buclon, grand mutilé de la Grande Guerre, homme de gauche et franc-maçon, comme délégué dans l'œuvre du Secours national pour le département, parce qu'il « y aurait plus d'inconvénients que d'avantages à l'enlever à l'heure actuelle de la direction du Secours national ». Jean Buclon sera membre du conseil municipal de Valence, désigné par Vichy, le 11 mai 1941. Selon les auteurs de Drôme Nord, terre d'asile et de révolte, il aurait été dans la Résistance dès cette année-là, hébergeant et camouflant de nombreuses personnes en difficulté ; plus tard, il entreposera et fournira des tracts. Il sera président du Comité local de Libération de Valence vers le 20 août 1944. Ses contacts avec les anciens combattants des communes de la Drôme seront très utiles à la Résistance. Le préfet révèle le rôle de la franc-maçonnerie dans la Résistance dans le département. Effectivement, c'est à la loge "L'Humanité de la Drôme" qu'appartiennent beaucoup de ses futurs chefs civils ou militaires : Valette, Chambrier, Bouchier, Hérold, Follet, Planel, Triboulet, Boiron, puis Bénézech.
La SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière)
À l'époque, la Drôme est déjà fortement marquée par ce parti, le préfet souligne qu'il « est en réalité le principal appui de l'opposition dans le département ». Des membres de la SFIO mènent déjà des actions de Résistance. Une réunion se tient pour le reconstituer en novembre au domicile de Marc-Charles Bertrand, à Montélimar. Il écrit dans ses mémoires qu'au cours de ce mois « se déroule la première réunion dans la clandestinité des cadres du parti socialiste reconstitué de la région montilienne. Cette réunion est présidée par Froment, avec de Saint-Prix, Spézini, et des socialistes ardéchois ».
Les réfugiés d'Alsace-Lorraine
Si, fin 1940, les réfugiés de l'exode sont déjà repartis pour la plupart, ce sont les expulsés alsaciens-lorrains qui sont accueillis dans la Drôme : un millier à Romans le 15, une centaine à Crest le 16. Le 20 novembre 1940, « les réfugiés lorrains de Romans et Bourg-de-Péage organisent une manifestation patriotique à laquelle les autorités locales assistent ». Puis le 30, « Une cérémonie identique a lieu à Bourg-de-Péage. Des chants et la Marseillaise terminent cette belle manifestation. Le refrain de la marche lorraine “ Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine...” est repris en choeur par toute l'assistance ». Le préfet ne se trompe pas sur le danger représenté par de telles manifestations, dans son rapport du 16 décembre 1940 il écrit : « Une évolution favorable [à la politique de collaboration] a été nettement perceptible au bout de quelques jours, mais il faut bien reconnaître que l'expulsion des Lorrains a produit un effet désastreux. Ceux-ci sont arrivés dans l'état d'esprit que j'ai décrit d'autre part, et constituent partout autant de propagandistes qu'il serait bien délicat de vouloir réduire à l'impuissance dès les premiers jours ». Tous sont susceptibles d'informer les Drômois sur la réalité de l'occupation allemande. Parmi ces réfugiés, qui ont une haine viscérale de l'Allemand, se trouvent Paul Jansen à Romans et Georges Brentrup à Crest, qui formeront des groupes de Résistance qui deviendront des compagnies FFI. En décembre, le propriétaire de l'usine de filature du quartier Soubeyran de Crest, M. Cottereau, d'origine lorraine, décide de fermer son usine, ne pouvant accepter de travailler directement ou indirectement pour l'ennemi.
Les militaires
Le préfet écrit « que de nombreux anglophiles se recrutent principalement dans les milieux militaires, et notamment parmi les jeunes gens des écoles militaires préparatoires : La Flèche et Autun. Il appartient aux cadres de ces écoles de faire le nécessaire pour redresser la mentalité des jeunes gens qui leur sont confiés dont la noblesse des sentiments et le désintéressement méritent qu'on ne les laisse pas s'égarer ».
Remarquons que le préfet reconnaît que noblesse de sentiment et désintéressement amènent à ne voir « d'issue, en ce qui concerne la France, que dans la victoire anglaise ». Même s'ils sont minoritaires, certains des élèves du Prytanée rejoignent la France libre sitôt après le 11 novembre 1942. D'autres gagnent le maquis en Nord-Drôme en juillet 1943, au moment du retour de l'École à La Flèche. L'École d'Autun s'installera à Pont d'Ain et les élèves les plus âgés participeront à la Résistance dans ce département.
Nous avons vu précédemment que des militaires entrèrent précocement dans la Résistance avec le CDM. Le préfet semble ignorer l'activité du CDM, dont certains membres travaillent dans les services de la préfecture. Entrer dans l'Armée d'armistice peut correspondre à un acte de Résistance comme en témoigne René Ladet qui s'engagera dans la Marine en février 1941. Il y suivra les entraînements de commandos qui lui seront d'une grande utilité lors de son retour à Portes-lès-Valence en décembre 1942. Entrent également en Résistance relativement tôt certains prisonniers évadés comme Marc Chapoutier à Tain-l'Hermitage, ou Antoine Bénézech à Valence.
Les régions d'opposition au nouveau régime
Le préfet aborde les problèmes qu'il rencontre avec les régions drômoises où les influences protestantes et communistes sont importantes : les faubourgs de Valence, « surtout Portes-lès-Valence », et les deux sous-préfectures Die et Nyons, où « les passions politiques restent très vives. L'opposition au gouvernement y est certaine, surtout à Die ». Ces deux régions verront se développer la Résistance.
Estimation de l'importance de la Résistance en 1940
L'étude des débuts de la Résistance montre qu'elle est présente en germe avant la guerre. Les circonstances qui amènent son apparition, le moment où vont s'exprimer les potentialités résistantes, sont liées à la défaite de la France. En juin 1940, le fait de résister (qui est une réaction naturelle de défense, de refus) est une exception, peu dépendante de la culture du milieu dont sont issus les premiers résistants, puisqu'on les trouve dans tous les milieux. De ce fait, dès la fin de 1940, toutes les composantes de la Résistance sont présentes à l'état embryonnaire. Les conditions historiques et la culture de celui qui résiste (et de ceux qui résisteront) déterminent essentiellement la manière de résister, les formes que prennent le développement et la croissance de la Résistance. Toutes ces conditions sont réalisées très tôt, notamment la présence des structures collectives préexistantes à la guerre. On constate que tous les groupes sociaux et tous les partis sont traversés par des hésitations vis-à-vis du nouveau régime en place. La majorité de leurs membres restent hésitants pendant que des individus ou de petits groupes préparent la Résistance. Nous confirmons les conclusions de nombreux auteurs sur la présence de républicains de gauche dans les débuts de la Résistance drômoise, ce qui résulte de l'histoire de ce département.
Auteurs : Jean Sauvageon
Sources : Dvd-rom La Résistance dans la Drôme-Vercors, éditions AERI-AERD, février 2007