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L'épuration
La Résistance a toujours proclamé qu'à la Libération, elle entendait épurer le pays des traîtres. C'était pour elle faire œuvre de justice, mais aussi garantir un avenir démocratique à une société nouvelle et régénérée. Dès 1942, les journaux clandestins publient des listes noires de traîtres. Des collaborateurs, miliciens, délateurs, tortionnaires sont exécutés. Les autorités d'Alger et les organisations de résistance étaient conscientes que cette justice expéditive était incompatible avec un État de droit et ouvrait la porte à tous les excès. C'est pourquoi l'Assemblée consultative provisoire d'Alger consacre de nombreux débats à l'élaboration du cadre juridique de l'épuration. Les faits de collaboration avec l'occupant ne nécessitent pas de nouvelles dispositions juridiques, car ils tombent sous le coup du code pénal en vigueur. L'ordonnance du 26 juin 1944 crée les cours de justice, qui sanctionnent la collaboration avec l'occupant, et en définit le fonctionnement.
En revanche, la collaboration avec le régime de Vichy et - de façon plus générale, l'adhésion manifeste à ses principes - ne relève pas d'une qualification pénale en vigueur. Au cours de débats passionnés émerge une nouvelle notion juridique : l'indignité nationale. Les résistants de l'intérieur - en particulier, François de Menthon, qui dirige le Comité général d'études de la Résistance (CGE) - considèrent que la collaboration avec le régime de Vichy est un crime de lèse-République et de lèse-Nation, puisque le régime de Vichy a porté atteinte à la liberté, à l'égalité entre les Français et à l'unité de la nation, et qu'elle doit être sanctionnée. Les juristes présents à Alger - René Mayer, Henri Queuille, Pierre Tissier, René Pleven - s'opposent à une incrimination rétroactive et forcément politique, qui rappellerait fâcheusement la création des Sections spéciales de Vichy.
Le 10 juillet 1944, l'Assemblée consultative adopte le projet du CGE : l'indignité nationale est un crime réprimé par une juridiction spéciale, la chambre civique, et sanctionné par la dégradation nationale. Il rend possible l'épuration de l'administration, des milieux économiques et intellectuels ; enfin, il permet de sanctionner l'antisémitisme. Dans les Bouches-du-Rhône, l'arrêté n° 46 de Pierre Tissier, commissaire régional de la République par intérim, crée une cour de justice divisée en quatre sections (deux à Marseille, une à Aix, une autre à Arles). Des cours de justice sont également instituées le 8 septembre pour les Alpes-Maritimes, le 17 pour les Basses-Alpes, le 20 pour le Var. Les chambres civiques entrent en fonction en octobre pour la région.
Un appareil juridique est donc prêt à s'appliquer au fur et à mesure de la libération du territoire, et permet une épuration globale afin de reconstruire moralement le pays. Il suscite cependant la méfiance des résistants de l'intérieur, qui se jugent dépossédés du droit de justice au profit de magistrats professionnels, largement discrédités par leur soumission à Vichy.
La réalité du terrain s'oppose à une mise en œuvre sereine du dispositif juridique prévu. La violence de la répression exercée par les occupants et le régime de Vichy, les frustrations liées à la dureté de la vie quotidienne et à l'exacerbation des inégalités, le chaos qui suit les combats de la Libération permettent une violence extra-judiciaire qui éclipse de la mémoire collective l'œuvre juridique de l'Assemblée consultative. Violence instrumentalisée par tous ceux qui voudraient renvoyer dos à dos Vichy et la Résistance. Violence réelle (femmes tondues, exécutions sommaires) qui connaît des rebonds au gré des événements traumatisant la population (attentats contre des FFI, retour des déportés), qui doit être resituée dans le contexte de l'époque.
Les estimations établies par le Comité d'Histoire de la Seconde Guerre Mondiale, puis par l'Institut d'Histoire du Temps Présent, aboutissent à un bilan national inférieur à 10 000 personnes, ce qui est loin des 100 000 parfois alléguées. Dans les Bouches-du-Rhône, le nombre d'exécutions sommaires se situe dans une fourchette de 150 à 310, ce qui place le département au sixième rang des dix-huit départements ayant connu le plus d'exécutions sommaires.
Malgré les précautions prises par le Gouvernement provisoire, l'épuration laisse un sentiment amer. Surtout, elle ne permet pas de solder ce qui était indicible pour le général de Gaulle, le fait que la période 1940-1944 fut aussi une guerre civile entre Français.
Robert Mencherini, La Libération et les années Tricolores (1944-1947). Midi rouge, ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.
Henry Rousso, « L'épuration en France, une histoire inachevée », in Vingtième siècle, PFNSP, n° 33, 1992, pp. 78-105.
Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l'indignité. 1791-1958, Paris, Grasset, 2008.