Cérémonies et commémorations
Les commémorations sont étudiées dans leur signification actuelle, en ce début du XXIe siècle. Mais on rappellera ce qu'elles représentaient depuis 1945. Leur sens a évolué depuis cette date. La commémoration du 21 juillet 1945 à Vassieux-en-Vercors n'a guère de ressemblance réelle et symbolique avec celles des années 2000.
Il est nécessaire de préciser la notion de commémoration :
« Commémorer est un acte important par lequel le présent réexamine sa relation avec le passé. Ce geste [de commémorer] consiste à construire une relation avec l'événement, à lui donner sens dans la mémoire commune, à renouer avec des principes fondamentaux. En commémorant, on n'exprime pas un vain désir de revivre le passé, on ne cherche pas à s'identifier à ce passé, on édifie avec lui une relation vivante. On confirme par là que cette fondation a un sens pour aujourd'hui et pour demain. Mais devant la carence de la commémoration nationale se pose la question de savoir si cette société - qui se définit par son historicité, donc par une mémoire - n'en est pas arrivée à un tel degré de mépris d'elle-même qu'elle cultive la perte de mémoire. » (Pierre Nora)
C'est un constat amer, désabusé. Mais on peut l'accepter quand on regarde ce que sont devenues les commémorations. Onze novembre, huit mai ont perdu pratiquement leur valeur symbolique au profit d'une vision ludique, voire touristique. Jean Baudrillard va dans le même sens. Concrètement, on aboutit à une diminution de l'assistance : « La commémoration s'oppose à la mémoire : elle se fait en temps réel et, du coup, l'événement devient de moins en moins réel et historique, de plus en plus irréel et mythique. »
Un constat plus positif peut être opposé au précédent. Le 29 décembre 2004, Pascal Ceaux et Nicolas Weill, publient dans le quotidien Le Monde un article s'intitulant : « Les commémorations, nouveaux temps forts de la vie politique ». Ils précisent, concernant l'année 2004 : « À droite comme à gauche, les hommes politiques se sont emparés de cette vogue commémorative pour créer du consensus, raviver la conscience collective et faire œuvre pédagogique auprès des jeunes. Dans l'espoir de renforcer l'unité nationale et de produire du consensus, ils s'associent volontiers - quand ils n'en sont pas les premiers acteurs - à ces cérémonies qui font appel à la mémoire collective des Français, fût-elle réelle ou reconstruite. La plupart des responsables politiques voient d'un bon œil cette inflation de célébrations, alors même que leur impact sur l'opinion reste incertain ».
Les célébrations, au lendemain de la guerre, ont un sens quasiment opposé à la définition précédente. On peut dire même qu'au lieu de créer un consensus, elles aboutissaient à des heurts, s'inscrivant dans un climat de discorde. Dans le contexte de la Guerre froide, un vif affrontement opposait les communistes aux partis allant des socialistes à ceux de droite. Le Vercors a été un enjeu majeur de cette récupération de la mémoire. L'affrontement a cessé depuis. Jean-Marie Le Pen, président du Front national (celui des années 2 000), discerne dans les commémorations plutôt un symptôme d'asthénie : « Les peuples qui ne se sentent pas d'avenir se retournent souvent sur leur passé. Il ne faut pas que le glorieux passé de la France ne l'écrase. Il est plus facile de regarder 1945 qu'une Europe submergée par l'immigration et démoralisée par la désintégration des États qui l'ont encadrée pendant des siècles ».
Vision qui s'oppose au bien connu : « un peuple qui ignore son passé n'a pas d'avenir ».
C'est entre ces approches extrêmes que l'historien doit naviguer et tenter de dresser un tableau des commémorations et de leurs significations.
Pourquoi cette fièvre de commémorations ? « Les impasses du XXe siècle ont créé un vide, affirme Henri Malberg, responsable de la commission justice du PCF. Impasse de la domination américaine, impasse des sociaux-démocrates, impasse du nationalisme. Cet ébranlement du siècle a produit de l'apolitisme et de la déception. C'est cela qui donne un regain aux anniversaires ».
Le débat actuel se cristallise sur le nombre et l'opportunité des commémorations. Pour certains, il y a une prolifération de commémorations qui nuit à leur respect. Pour d'autres, des commémorations sont à ajouter pour se souvenir de divers drames. Ces commémorations s'adressent aux citoyens, particulièrement aux jeunes générations. Or on constate une grande désaffection de tous envers les commémorations. 11 novembre, 8 mai sont intégrés dans un calcul, indécent, de congés ou de « ponts » de jours de vacances. Jours de congé, de repos, ils deviennent jours de vacances quand la commémoration tombe au début ou en fin de semaine. Peu de personnes se retrouvent devant les monuments commémoratifs. En ce qui concerne la Résistance, l'assistance devient de plus en plus clairsemée avec la mort de ses acteurs.
Une autre raison de la désaffection, particulièrement chez les générations scolarisées, est, semble-t-il, une mauvaise approche pédagogique de la commémoration. Annette Wieviorka explique le sentiment de saturation : « C'est qu'on ne cesse de faire de la morale et que cela ennuie les élèves. Si l'on considère plutôt Auschwitz comme quelque chose qui continue d'interroger, ce ras-le-bol disparaît. Il faut cesser de substituer la morale à la réflexion. Nous devrions nous inquiéter du monde que nous avons fait et dans lequel beaucoup de jeunes vivent dans des conditions déplorables. Que signifient nos leçons sur la République, l'intégration, l'antiracisme alors qu'ils subissent l'exclusion, les discriminations liées à leurs origines ? »
S'il y une crise dans la célébration des commémorations, il n'en reste pas moins qu'elles se poursuivent et qu'elles rassemblent, parfois, encore beaucoup de célébrants.
La Drôme, dans le domaine des commémorations, est semblable aux autres départements français. Toutefois, de par son histoire, elle commémore la Résistance à plusieurs niveaux. Nous suivrons les cérémonies depuis le simple rassemblement familial autour de la stèle d'un proche, jusqu'à la commémoration d'ampleur nationale, notamment dans le Vercors (à Vassieux). La commémoration a aussi un rythme temporel. En général, elle est annuelle. Mais elle prend plus d'ampleur tous les cinq ans et surtout tous les dix ans. L'attrait du chiffre rond en est l'explication.
Après avoir doctement disserté sur la notion de commémoration, l'observation des monuments aux morts communaux drômois ramène à une réalité plus prosaïque. En effet, dans les 370 communes, une centaine d'entre eux recèle une erreur quant aux dates extrêmes du second conflit mondial ! Une plaque est même scellée en utilisant comme rondelles de fixation deux pièces de monnaie de l'État de Vichy ! Alors, comment commémorer quand on commet de tels faits ?
Le Monde, 29 décembre 2004. Nora Pierre (sous la direction de), Les lieux de mémoire, Gallimard 1997, trois volumes.